Au-delà de la colère, la consternation. Mezzouna n’est pas que le site d’un regrettable accident qui a coûté la vie à trois jeunes lycéens candidats au baccalauréat, ou d’un fait divers douloureux que le temps finit par tuer ; en une matinée supposée être comme tant d’autres, elle est devenue, par un malheureux destin, le symbole d’une injustice sociale récidiviste. Des régions entières oubliées, depuis toujours. On les appelle « les régions de l’intérieur », dans l’ombre de la ruralité, oubliées des projecteurs médiatiques, éloignées des centres de concentration des capitaux et des services, condamnées à la précarité, à une discrimination sociale, jamais assumée. Ce pourquoi il y a eu, par le passé, d’autres « Mezzouna », mais cette fois, « la faute » est particulièrement condamnable à la hauteur du niveau d’indécence atteint par la négligence du service public et la lenteur administrative et bureaucratique, deux tares dont l’Etat ne semble avoir tiré aucune leçon des erreurs, des manquements et des drames du passé. On ne saurait oublier la mort bête et tragique du jeune médecin de 26 ans, Dr Badreddine Aloui, cinq ans plus tôt, en décembre 2020, à l’hôpital de Jendouba, suite à une chute de 5 mètres dans la cage d’un ascenseur hors service depuis quatre ans. La précipitation qu’exige la nature du travail d’un médecin urgentiste a fait oublier au Dr Aloui que l’administration de son hôpital et de son ministère de tutelle, handicapée par les lourdes procédures, oublie souvent, ou ne se précipite pas, de donner suite à leurs alertes et à leurs requêtes. Le corps médical avait alors dénoncé l’état « scandaleux » du système de santé et la « nonchalance » des décideurs locaux. Ce ne fut ni le premier ni le dernier crime du laisser-aller et de l’indifférence contre « rizk el bilik » : dans le collectif imaginaire, ce qui appartient à l’Etat est sujet à profanation.
Avant Mezzouna (gouvernorat de Sidi Bouzid), il y a eu Barnoussa (région du Kef) et Nasrallah (région de Kairouan, 2021) pour ne citer que ces deux exemples où les toits de deux salles de classe se sont effondrés causant des blessures plus ou moins graves à des élèves du primaire. Le même constat et les mêmes dénonciations affectent tous les services et secteurs publics et particulièrement l’éducation, la santé et le transport. Chaque fois, l’Etat révèle sa faiblesse et son incapacité à protéger ses administrés en toute circonstance ou à réagir à temps avant le drame, la raison toujours invoquée étant le manque de financements et de moyens. Mais, souvent, c’est le manque de volonté et le non-respect des droits les plus élémentaires des citoyens qui provoquent des tragédies (pour leurs familles) comme celles de Mezzouna, de Barnoussa et de Nasrallah.
La réparation du mur qui menaçait ruine depuis plusieurs années et qui a fini par tuer trois jeunes gens (18 à 19 ans) à Mezzouna, ou celle des toits tombés sur la tête des élèves à Barnoussa et à Nasrallah, ne nécessitaient pas des budgets importants mais des responsables nationaux et locaux engagés, soucieux de mener à bien leur mission première, celle de servir le peuple et l’intérêt général. Des milliers de projets d’aménagement, de rénovation et d’entretien d’établissements scolaires sont annoncés chaque année, avant et au cours de l’année scolaire, à coups de milliers, voire de millions de dinars, sans résultats satisfaisants. C’est à se demander si ces projets sont bel et bien menés à terme ou s’ils sont abandonnés en cours de route. Il faut toutefois bien noter que les besoins de rénovation des établissements scolaires sont colossaux et ne concernent pas que les régions de l’intérieur. L’effort est tout aussi colossal et l’Etat doit le garantir à l’ensemble des services publics, une gageure pour des finances publiques déficitaires. Ce pourquoi il est dans les traditions de la vie civile tunisienne que les parents d’élèves contribuent volontairement à de petits projets de réfection ou de maintenance dans les établissements scolaires de leurs enfants ou que des associations à vocation sociale ou encore que des entreprises économiques participent ou supervisent des projets plus importants.
L’Etat qui se veut social est confronté à une mission quasiment impossible quand les caisses peinent à se remplir. De ce fait, il se doit d’être épaulé par des alliés solides pour accomplir la lourde tâche. Mais pour ce faire, il faudrait leur en donner l’envie de l’engagement. Ces alliés sont les associations qui peuvent constituer une armée de bras et de bonnes volontés et ce sont aussi les mécènes, incontournable soutien financier pour monter et mener à terme les projets et nourrir de nouvelles ambitions.
Mais pour cela, faut-il bénéficier du climat adéquat et propice à la concorde nationale, ciment de la paix sociale. On y serait presque si le climat politique n’était pas aussi délétère, aussi miné par plusieurs procès controversés, éminemment politiques. Mais nous comptons parmi nous des familles tunisiennes sinistrées, celles des victimes du laisser-aller, de la négligence des institutions de l’Etat et celles des détenus politiques lourdement condamnés sans que la vérité, que tous les Tunisiens attendent de connaître, parvienne à éclater au grand jour et sans que le climat général puisse être apaisé par le sentiment que toutes les règles d’une justice équitable ont été respectées.
Les verdicts ont été prononcés en première instance, des pourvois en appel sont prévus et le malaise ambiant a encore de « beaux » jours devant lui. Quant aux secteurs publics de l’éducation, de la santé et du transport, tout aussi sinistrés, il y a lieu de s’interroger : jusqu’à quand vont-ils être une galère quotidienne pour les Tunisiens ? Finalement, nous sommes tous sinistrés.
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