La force de la loi et la « loi de la force ».Héla Boujneh fait partie de cette jeunesse qui a l’espoir chevillé au corps et l’enthousiasme rivé à l’âme. Comme de nombreux Tunisiens, elle aime passionnément son pays, cette petite enclave du Maghreb qui, malgré des vicissitudes ayant une fâcheuse tendance à estomper les mémoires, a ébahi le monde entier en janvier 2011.
Âgée de trente ans, juriste de formation, doctorante, enseignante vacataire à l’université de Sousse, la jeune femme milite dans bon nombre d’associations et fait partie de l’ONG Active génération.
Comme la majorité des gens de son âge, elle s’implique également dans l’activité « digitale » au sein des réseaux sociaux, mais elle apporte aussi son soutien et ses compétences aux victimes d’abus administratifs ou de mauvais traitements policiers, elle appelle à la démocratie participative, défend des dossiers… En d’autres termes — et même si contrairement à certains ce n’est pas pour elle un leitmotiv qu’elle ressasse crânement devant les caméras —, elle porte haut les valeurs de la Révolution tunisienne, « travail, liberté, dignité. »
Héla Boujneh n’est pas non plus adepte de la provocation facile et contreproductive, à l’instar d’Amina ou de certains journalistes à l’orgueil délibérément masochiste qui réclament le fouet des autorités pour mieux exhiber fièrement leurs cicatrices dans le landernau médiatique et associatif tunisois, son action ne menace personne et ne porte aucun discours d’exclusion ; elle ne souhaite que faire respecter le droit de tous les citoyens tunisiens et désire ardemment participer au bon développement d’un pays en proie à un abattement grandissant. En temps normal et sous d’autres cieux elle serait remerciée, voire soutenue et encouragée par les pouvoirs publics, les médias ou une partie de la population, en remerciement de son action et par respect envers son courage, car il en faut par les temps qui courent en Tunisie où la majorité se laisse aller à l’indifférence et où une minorité s’abandonne à la folie destructrice.
Seulement voilà, son action militante au sein de la société civile en agace plus d’un et est ressentie comme une très désagréable épine dans le pied par de nombreux tenants d’une autorité en pleine mutation.
Et en guise de lauriers, dans la soirée du dimanche 24 au lundi 25 août, à Sousse, Héla Boujneh a été violentée et menacée par les agents du poste de police du quartier de Bab Bhar.
Alors qu’elle venait épauler son propre frère qui avait été arrêté plus tôt pour défaut de papiers alors qu’il roulait à moto, Héla a tout d’abord bénéficié d’un accueil affable de la part des policiers et, sous leur supervision, a même pu prendre quelques clichés du commissariat pour un projet ultérieur. Une discussion s’en est suivie, tenue à l’extérieur du bâtiment, dans une ambiance bon enfant, sur les difficiles conditions de travail — que personne ne conteste des agents des forces de l’ordre—. Puis la situation a basculé.
Répondant aux appels angoissés de son frère enfermé, Héla, en pénétrant le bâtiment, a alors été confrontée à la brutalité policière, aux menaces, aux sous-entendus, aux insultes, puis à l’intimidation physique… juste ce qu’il faut pour que les contusions occasionnées demeurent ambigües à diagnostiquer ou disparaissent rapidement. Tout un savoir-faire fruit d’une longue pratique.
Héla passera toute la nuit et la matinée du lendemain derrière les barreaux et ne sera finalement libérée que le lundi, vers midi. Entretemps, on lui signifiera qu’elle passera devant le tribunal. Pour quel motif ? Elle n’en sait rien. Mais, après les menaces à peine voilées formulées par le procureur, dit-elle, un juge lui demandera, tout de même, si elle a bel et bien frappé un agent de police.
Bien sûr et heureusement une nouvelle bavure a été évitée, mais est-ce suffisant pour s’estimer rassuré ? Car pour ce nouveau dépassement policier, comme bien d’autres, bien plus graves, sont méconnus du grand public. Combien de dénis de justice se produisent, encore et toujours, dans cette Tunisie qui semble avoir tant de mal à se défaire de ses sinistres habitudes ?
Héla Boujneh croit en la force du droit, à la justice. Son travail l’amène à se tenir aux côtés des victimes, mais à tenter aussi de rectifier les comportements abusifs par la pédagogie et en évitant de généraliser et de stigmatiser telle ou telle profession.
Si le législateur estime que l’activité de la police consiste à assurer la sécurité des personnes et des biens et à maintenir l’ordre public en faisant appliquer la loi, où pourra-t-on s’estimer légitimement en sécurité si les temples du droit que doivent être les tribunaux de justice et les postes de police sont autant de repères de malfaiteurs agissant en toute impunité ?
Dans ce malheureux et énième fait divers — qui aurait aussi bien pu se dérouler ailleurs — la personnalité d’Héla n’est en définitive pas très importante. Car en s’en prenant de telle manière à une jeune militante, les agents de police s’en prennent, en toute connaissance de cause, à l’espérance du pays tout entier, cet élan qui réclame des comptes, qui veut les contraindre à respecter leur uniforme, leur rôle et leur fonction, cet élan qui veut que cessent enfin des méthodes répressives des représentants de l’ordre d’un pays qui se veut en pleine transition démocratique.
Gilles Dohès