La Tunisie a fait preuve d’avant-gardisme dans le monde arabe en matière de droits des femmes et des libertés individuelles, au fil des années. Cependant, les composantes de la société civile militant dans les domaines des droits de l’Homme ont tiré la sonnette d’alarme, après l’adoption définitive du nouveau projet de la Constitution proposée par le président Kaïs Saïed, et qui a été soumis au référendum le 25 juillet dernier.
Les droits des femmes et les libertés individuelles ont été le sujet de vifs débats au sein de la société civile. Les activistes et les défenseurs des droits humains, se sont mobilisés conjointement, depuis la publication du projet de la nouvelle Constitution dans le Journal Officiel de la République tunisienne (JORT), le 30 juin 2022. C’était pour dénoncer le nouveau texte démantelant les droits fondamentaux des citoyens et citoyennes tunisien.nes et qui met les protections et garanties légales et institutionnelles clés des droits de l'homme en péril.
La majorité craint qu’à l’ombre de ce texte constitutionnel et la dérive autocratique de Kais Saied, les inégalités, les injustices, l'exclusion et la répression augmenteront. Ce serait le cas, notamment, aux dépens des femmes et des communautés les plus marginalisées ou vulnérables, à savoir la communauté Queer, alias LGBTQI++.
Histoire jalonnée de lois progressistes pour les femmes
Après un combat acharné au fil des dernières années, la Tunisie est devenue un pays arabe et musulman pionnier en matière d’égalité des genres. Elle a mis les droits des hommes et des femmes sur un pied d’égalité. A travers les différentes étapes marquantes de l’histoire de la Tunisie, l’émancipation des femmes a avancé à pas sûr. Leur inclusion dans le champ politique local et national, pour sa part, a été renforcée à travers des mesures de discrimination positive.
En effet, un vrai changement s’est produit au niveau de la représentation féminine, la participation effective et la présence réelle des femmes dans la vie publique et politique, surtout au niveau local. Ce changement se traduit surtout par la féminisation des conseils municipaux qui se poursuit, que ce soit à travers les conseillères municipales ou les femmes maires qui représentent 19.5% du total des maires votés en mai 2018.
D’autre part, la représentation des femmes au niveau de l’Assemblée des Représentants du Peuple dissoute a connu une régression entre 2014 et 2019 et demeure faible. Ce recul, surtout par rapport à la répartition des responsabilités dans les commissions permanentes, peut être expliqué par l’absence d’adoption du principe de parité horizontale au sein de l’ARP.
La représentation des femmes dans la sphère politique, selon ces données, a connu une amélioration notable, mais elle reste toujours insuffisante. De plus, certains considèrent que ces chiffres ne reflètent pas la réalité et pensent que les femmes sont exploitées ou instrumentalisées par les partis politiques, pour améliorer leur image. Bochra Belhaj Hmida, avocate et militante des droits de l'homme nous en parle:
Les différences entre les règles constitutionnelles relatives aux droits et libertés entre 2014 et 2022
Entre la Constitution Tunisienne adoptée en 2014, qui est le résultat du travail collaboratif mené au sein de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC), et celle de 2022, le travail personnel proposé par Kaïs Saïed, des changements au niveau des dispositions constitutionnelles relatives aux droits des femmes et des droits de l’Homme résident.
La militante féministe et professeure universitaire en droit public à la retraite, Hafidha Chekir a considéré que ces changements ne renforcent pas la participation des femmes à la vie politique, contrairement à la Constitution de 2014. De surcroît, les personnes en situation de vulnérabilité ne sont pas mentionnées dans cette constitution.
La remise en cause de l’État civil, à travers l'affiliation de la Tunisie à une « Oumma » islamique veillant sur la consécration des objectifs de l’islam et sur la considération religieuse, suscite l’inquiétude de la société civile, non seulement pour les droits et les acquis de la femme tunisienne et l’impact sur sa représentativité en politiques, mais aussi des potentielles restrictions sur les droits et les libertés individuelles au nom de la religion. Cela concerne les personnes en situation de vulnérabilité et en particulier, la communauté Queer.
La participation politique est un luxe pour certains
À cet égard, Lina Elleuch, coordinatrice de projet à l’association Mawjoudin, We Exist a affirmé que les femmes et la communauté LGBTQI+ ont été souvent écartées de la sphère publique et politique.
Elleuch croit que la dominance de la mentalité masculine est le premier facteur qui a entravé la participation politique et citoyenne des femmes et de la communauté Queer (LGBTQI+), depuis la nuit des temps.
Selon elle, l’image de la femme a été exploitée dans le cadre du respect du principe de parité verticale et horizontale en vue des élections municipales et législatives, adopté en 2017. Mais en réalité, la participation des femmes a été instrumentalisée par les partis politiques.
“Si les droits basiques ne sont pas garantis, tels que l’accès à la justice et à la santé, surtout pour la communauté LGBTQI+ en Tunisie, on ne peut pas vraiment parler de participation politique.” a-t-elle ajouté.
Retrouvez, en vidéo, l'interview de Lina Elleuch via ce lien.
Une baisse du taux de représentativité féminine est prévue
La sociologue et enseignante universitaire Fathia Saidi croit que l’engagement politique des femmes reste encore faible en Tunisie, malgré l’adhésion de l’Etat à plusieurs conventions et stratégies internationales relatives aux femmes et leurs droits politiques et civiques.
Après l’entrée de la Nouvelle Constitution en vigueur, Saïd évoque une baisse du taux de représentativité féminine dans l’Assemblée des représentants du peuple et dans les nouveaux “Conseils nationaux des régions et des districts, puisque le principe de parité n’est pas pris en considération dans les normes constitutionnelles. En outre, elle affirme que la tendance vers la modification du système électoral vers un scrutin uninominal majoritaire à deux tours qui permet aux électeurs d'élire des personnes et non pas des listes ou des partis politiques, sera une barrière majeure devant l’accès des femmes et des personnes les plus vulnérables, qui ne seront pas – peut être – acceptés par la société aux postes de pouvoir politique. Saidi confirme, dans ce sens, que la domination patriarcale affaiblira certainement la présence réelle des femmes.
Elle note également que la nomination d’une femme à la tête du gouvernement et de huit femmes dans son équipe gouvernementale, après le 25 juillet 2021, n’est qu’un “maquillage” qui ne reflète pas une vraie volonté pour inclure les femmes dans les processus décisionnels.
Pour sa part, Bochra Belhaj Hmida affirme que la Constitution de 2022 est loin de répondre aux attentes des femmes et de leur garantir une amélioration au niveau de leur représentativité dans la sphère politique.
L’absence des garanties institutionnelles des droits et libertés
Les libertés publiques sont des libertés individuelles, à savoir le droit au mariage, le droit à l'avortement, le droit à l'identité et l'orientation sexuelle etc. Il y a aussi les libertés collectives telles que le droit syndical, le droit à la grève, le droit de vote etc.. Normalement, elles doivent être garanties par les textes. Or, la Constitution Saidienne de 2022 a quasiment éliminé ces garanties des libertés publiques et des droits de l’Homme.
En fait, plusieurs militant.e.s de la société civile craignent un possible retour en arrière en matière des libertés individuelles, étant donné que les garanties institutionnelles des droits et libertés individuelles ont été supprimées. Ces dernières ne seront plus que du noir sur blanc. En effet, des procédures claires doivent être annoncées et appliquées afin de garantir le respect de ces droits et de ces libertés. Il s’agit, aussi, de les protéger de toute atteinte que les pouvoirs publics ou administratifs peuvent leur apporter.
Hafidha Chekir, a déploré l’absence des instances constitutionnelles et publiques indépendantes. Elle a assuré que la nouvelle constitution est incompatible avec les principes de la civilité de l’Etat tunisien et des valeurs de modernité. “Il est vrai que les libertés sont garanties dans le Deuxième Titre de la Constitution de 2022, mais leur adoption n’est pas suffisante. L'indépendance et l'autonomie du pouvoir de la justice, les instances constitutionnelles et la Cour Constitutionnelle, sont des piliers indispensables pour garantir les droits des citoyens et des citoyennes.” affirme-t-elle.
Retrouvez, en vidéo, l'interview de Hafidha Chekir via ce lien.
En Tunisie, comme partout dans le monde, derrière chaque victoire sociale et sociétale, il y a une bataille acharnée et des plusieurs années de mobilisation.
Même si la majorité des activistes de la société civile s'inquiètent des violations ou risques d'atteintes aux acquis des Tunisiens depuis la révolution de 2011, le militantisme de défense des droits humains, et le combat féministe et Queer -quotidiens- vont continuer. L’objectif est de protéger les libertés fondamentales des individus et de lutter contre toute violation ou transgression des droits de l’Homme, dans leur universalité, indivisibilité et interdépendance
Par Khouloud Kechiche