Par Soulef Frikha*
L’évolution des algorithmes et des technologies d’intelligence artificielle (IA) permet une autonomie de la machine qui devient scénariste, peintre ou encore musicienne. Toutes les œuvres générées par l’IA sont caractérisées par une intervention de la machine dans leur processus créateur, un rôle dans lequel elle a fait ses propres choix, vu qu’elle est capable de raisonnement, d’apprentissage et de création.
Un programme d’informatique conçu à des fins d’apprentissage automatique se base sur un algorithme qui lui permet de se servir des données introduites pour apprendre et même pour évoluer et prendre des décisions autonomes. Appliqués à l’art, à la musique et aux œuvres littéraires, ces algorithmes arrivent à créer une œuvre nouvelle et prendre des décisions de façon autonome tout au long du processus de création : l’œuvre générée est le résultat d’un processus équivalent à celui de réflexion chez l’humain.
Juridiquement, les créations produites par l’IA conduisent à s’interroger sur le régime de ces créations, sur leur éventuelle protection par le droit d’auteur, sur l’existence d’un monopole d’exploitation et sur la titularité des droits.
Face à l’intelligence artificielle qui avance à pas de géant, le droit est appelé à protéger impérativement les auteurs et artistes de la création même si les possibilités que nous offrent les intelligences artificielles bouleversent nos standards et que de nombreuses questions demeurent sans réponse.
Quelles sont les barrières au recours au droit d’auteur pour la protection des œuvres générées par l’IA ?
Le droit d’auteur protège les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination. Mais dans le cadre des œuvres générées par l’IA, il existe deux types de difficultés :
1- Les difficultés relatives à la qualification juridique d’œuvre d’esprit
Le droit positif rattache la titularité du droit d’auteur au créateur de l’œuvre présentant un caractère original. En règle générale, pour satisfaire à ce critère d’originalité, l’auteur ne peut être qu’une personne physique. Telle est la position du législateur tunisien (article 1er de la loi n° 94-36 du 24 février 1994 relative à la propriété littéraire et artistique telle que modifiée et complétée par la loi n°2009-33 du 23 juin 2009) ainsi que ses homologues français, allemand et espagnol qui stipulent que seules les œuvres créées par un être humain peuvent être protégées par le droit d’auteur.
Une œuvre est protégeable dès lors qu’elle est originale, sans qu’un dépôt soit exigé. L’œuvre doit refléter l’expression de la personnalité de son auteur. Ainsi, une œuvre ne peut émaner que d’un être humain dans la mesure où elle doit écouler d’une intervention humaine et requérir l’effort intellectuel d’une personne physique. Toutefois, juridiquement, rien ne s’oppose à ce que l’humain puisse se servir d’outils ou d’instruments de l’IA pour créer. S’agissant de l’implication de l’IA dans le processus créatif, l’humain peut recourir à l’assistance robotique ou de création assistée par ordinateur qui ne fait pas obstacle à la reconnaissance du caractère original de l’œuvre créée. Il est ainsi logique que les créations assistées par l’IA où celle-ci est employée comme un simple outil, peuvent accéder au rang d’œuvres et être protégées par le droit d’auteur à condition qu’apparaisse l’originalité recherchée par le concepteur.
En revanche, tel n’est pas le cas de l’œuvre réalisée de façon autonome par une intelligence artificielle bénéficiant d’une capacité d’analyse de l’environnement, d’apprentissage et de subjectivité qui lui permet de faire des choix. Cette forme d’art d’automatisation a questionné l’existence même des humains et la condition de l’œuvre d’art : ici se dessinent les limites du droit positif d’auteur.
Dans les créations où l’être humain ne dispose d’aucun contrôle sur l’exécution, il y a lieu de constater l’absence d’originalité. Ainsi, le droit positif, qui place l’originalité au centre de la création, prive l’œuvre générée par l’IA de protection faute d’intervention humaine. Le 15 mars 2023, le US Copyright Office (USCO) chargé de l’enregistrement des droits d’auteur aux Etats-Unis, a estimé que les œuvres générées uniquement par une IA ne sont pas éligibles à la protection par le droit d’auteur en rappelant que seul un humain peut avoir la qualité d’auteur. De manière analogue, la même position a été affirmée en Australie et en Europe pour soutenir que le droit d’auteur protège uniquement le fruit d’un travail intellectuel fondé sur le pouvoir créateur de l’esprit. De ce fait, la définition de l’originalité ne peut être appliquée à l’IA. D’où la question de la créativité artificielle se pose.
Il est à rappeler que l’absence d’un cadre juridique des œuvres générées par l’IA a une grande incidence sur l’économie de la création. Une telle situation peut donner un coup d’arrêt aux investissements relatifs aux systèmes automatisés. Quel intérêt d’investir dans de tels systèmes dépourvus de toute protection juridique au titre des droits d’auteur ? A cet effet, contrôler l’exploitation des œuvres générées par l’IA permet de collecter les rémunérations perçues par ces œuvres et contribue à l’encouragement de l’innovation et à la promotion de la diversité artistique.
Solution proposée
Les fondements classiques du droit d’auteur s’avèrent incapables de justifier l’attribution d’un droit de propriété ainsi que les droits moraux aux créations générées par l’IA. Cette réalité impose une réflexion sur la nécessité d’un cadre légal spécifique qui permet de poser l’hypothèse d’œuvres qui, dès leur création, n’ont ni auteur ni titulaire. Les législations nationales ainsi qu’internationales, sont invitées à se prononcer sur l’opportunité de faire correspondre droit et avancées technologiques.
Il est à rappeler que l’absence de définition de l’originalité au sein des diverses législations peut traduire la volonté du législateur de proposer une conception large et subjective de cette notion. Cela permet à un plus grand nombre d’œuvres de bénéficier de la protection accordée par le droit d’auteur et même de faciliter l’adaptation de ce droit aux nouvelles technologies telles que les intelligences artificielles.
2- Les difficultés relatives à la titularité du droit d’auteur
En rappelant que seul un être humain peut avoir la qualité d’auteur, le droit positif affirme que les œuvres générées uniquement par l’IA ne sont pas éligibles à la protection par le droit. Bien que l’œuvre soit programmée par un concepteur ou un programmeur et effectuée par un utilisateur, ces personnes ne peuvent être qualifiées d’auteur de l’œuvre puisqu’elles n’interviennent pas dans la réalisation de l’œuvre. Ainsi, une IA ne devrait pas pouvoir prétendre au statut d’auteur tant que la qualité humaine est une condition essentielle à la création.
En effet, plusieurs législations, à l’instar du droit tunisien et son homologue français, s’accordent sur le caractère humaniste de la création vu que cette dernière s’analyse comme le résultat de la création volontaire de l’esprit. Une IA ne peut pas, donc, créer d’œuvre de l’esprit puisqu’elle n’est qu’artificielle et ne dispose pas d’esprit. Ainsi, une image générée par l’IA ne peut pas être assimilée à une œuvre artistique résultant d’une volonté créatrice autonome. Elle constitue, en revanche, un résultat issu de la combinaison de certaines bases de données. Les schémas juridiques du droit d’auteur s’accommodent mal des créations réalisées par l’IA à cause de l’absence du critère de conscience puisque les IA n’en possèdent pas.
Face à l’émergence des créations générées par l’IA, il ne serait pas étonnant de voir certaines évolutions dans un avenir proche. Cela rappelle le droit des brevets qui se heurte à la même problématique, à savoir l’importance de l’élément humain dans le processus de création. Ainsi, en Afrique du Sud, une IA vient d’être reconnue comme inventeur lors du dépôt d’un brevet. L’IA pionnière, appelée DABUS, est développée par le chercheur américain Steph Thaler. Cette acceptation pourrait être une porte ouverte vers la reconnaissance de l’IA comme créateur au sens du droit d’auteur.
La question de protection des œuvres générées par l’IA se pose avec acuité
Un cadre légal dédié à l’IA doit être appliqué à chaque fois que l’étincelle créatrice provient de la machine elle-même.
Se détachant de la programmation humaine pour réaliser des créations musicales qui leur sont propres, des intelligences compositrices dénommées Amper et Jukedeck utilisent leurs algorithmes pour composer des parties instrumentales. Le robot scénariste Benjamin, auteur du scénario de « sunspring », film de science- fiction présenté au Festival du film de science-fiction de Londres en 2016, constitue aussi une illustration de l’émergence des œuvres générées par l’IA. En fait, il a fait preuve de sa capacité de réaliser un scénario après avoir analysé des dizaines de films et de séries.
À cet égard, il est important de donner une attention particulière à deux exigences :
1- La nécessité d’un cadre légal dédié à l’IA qui doit être appliqué à chaque fois que l’étincelle créatrice provient de la machine elle-même.
L’absence de protection des œuvres générées par l’IA laisse la porte ouverte aux entreprises pour se servir de ces œuvres au lieu de recourir aux services d’un prestataire privé. Cela risque d’affecter plusieurs métiers, voire même la disparition de certaines professions vu que les créateurs ne recevraient plus de compensation financière pour leurs efforts. En plus, l’absence de protection élimine toute possibilité de se prévaloir d’une action en justice pour contrefaçon, recours intrinsèquement lié aux droits d’auteur.
Seules les actions en responsabilité civile pour concurrence déloyale peuvent servir comme base de recours contre le contrefacteur d’une œuvre générée par une IA dans certaines hypothèses.
Il apparaît essentiel que les œuvres générées par l’IA soient protégées par le droit d’auteur. Cette solution n’est pas assez simple à appliquer en présence d’un droit de propriété intellectuelle profondément humaniste qui vise uniquement à protéger les œuvres réalisées par des créateurs humains. Or, accorder une protection juridique aux œuvres réalisées par l’IA peut s’avérer paradoxal puisque l’objectif du droit d’auteur est de favoriser l’innovation et non pas de stimuler les outils de l’innovation utilisés par l’IA privée de toute volonté de créer. Que faire face à ce dilemme ?
Tout en s’accordant sur l’importance de protéger les œuvres générées par l’IA, il convient d’admettre que le droit d’auteur, tel qu’il est conçu, est incapable de gérer ce besoin de protection. De nouvelles alternatives doivent être présentées pour tracer les caractéristiques d’un droit d’auteur assez révolutionnaire.
2- La nécessité des pistes de réflexion qui doivent être orientées vers la création d’une nouvelle forme de personnalité juridique reconnue aux géniteurs des œuvres créées par une intelligence artificielle.
Afin d’encourager la création, de promouvoir l’accès à la connaissance, de protéger les œuvres générées par l’IA et de soutenir les industries opérant dans ce secteur, plusieurs projets juridiques en Europe s’intéressant au régime juridique applicable à l’IA, semblent pencher pour la reconnaissance de la personnalité juridique au robot-auteur en parlant de la personnalité électronique.
Cette piste de réflexion, soutenue en Europe en 2016, a commandé que l’IA soit elle-même une auteure tout en proposant une redéfinition du droit d’auteur qui sera différente de celle du droit commun basée sur l’auteur personne physique.
Octroyer pareil avantage à un robot, implique qu’il a des droits similaires à ceux d’un humain et que le robot recevra de tels droits pour l’inciter à créer. Les avancées technologiques témoignent donc de la nécessité d’un cadre légal spécifique qui permet de reconnaître la personnalité juridique « aux robots autonomes les plus sophistiqués » et « à tout robot qui prend des décisions autonomes et qui interagit de manière indépendante avec des tiers ».
Malgré le fait que la reconnaissance d’une personnalité numérique aux robots est technologiquement séduisante, cette voie a été écartée en 2020 par le Parlement européen qui a conclu à l’inopérabilité du droit d’auteur classique et consacre l’impossibilité de conférer la personnalité juridique à une intelligence artificielle.
Ainsi, comme alternative au droit d’auteur, le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique a proposé de créer « un droit sui generis, sur le modèle du droit accordé au producteur de bases de données, avec un objectif affiché, celui de soutenir et de protéger l’investissement » (Rapport du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique du 27 janvier 2020).
En toute hypothèse, il appartient au législateur de créer un droit dont les modalités seront à définir pour surmonter l’absence de droits d’auteur sur les créations issues de l’IA.
Cela suscitera de vifs débats dans les prochaines années et pourra même déclencher des changements législatifs pour tenir compte de la réalité à venir, à savoir que les machines joueront un rôle indéniable dans les futurs développements technologiques et sociaux. Cela étant dit, des futurologues estiment qu’un jour, il n’y aura plus de différence importante entre les humains et les robots : en fait, si l’homme se robotise, le robot est capable de s’humaniser. g
*Maître- assitante