Images pathétiques : Abdelaziz Ben Dhia, Abdallah Kallel et Abdelwahab Abdallah, en file indienne, sortant tête baissée du bâtiment du tribunal de première instance de Tunis, hués par la foule et ciblés par des projectiles. Trois hommes d’Etat, ministres et proches conseillers de l’ancien président Ben Ali, traînés devant la justice, humiliés aux yeux du monde. C’est la révolution. C’est la vendetta.
Autres images tout aussi pathétiques : Rached Ghannouchi et Noureddine Bhiri, les deux plus grandes figures du mouvement islamiste Ennahdha, les hommes forts du règne des « Frères » en Tunisie, traînés devant la justice et entendus à plusieurs reprises par des juges d’instruction dans diverses affaires présumées de terrorisme, d’atteinte à la sûreté de l’Etat et de blanchiment d’argent. Et l’arrestation filmée et scénarisée de Seïfeddine Makhlouf, chef de file des alliés radicaux d’Ennahdha. C’est le coup de force du 25 juillet 2021. Une révolution sans armes et sans sang. Mais la vendetta est toujours là, réclamée par une bonne partie de la population meurtrie par une décennie noire.
A un moment décisif de l’histoire, quand le peuple décide de tourner une de ses douloureuses pages, il faut assouvir sa soif de justice pour qu’il puisse faire le deuil des années de souffrance, d’injustices et d’abus. Seule la justice est capable de panser ces blessures de l’âme, quand « les bourreaux » sont incapables de faire leur mea culpa et de demander pardon. Ce qui aurait épargné à la Tunisie beaucoup d’agitations.
Les hommes de Ben Ali étaient des hommes d’Etat, ils ont purgé leurs peines, certains sont morts en prison et d’autres font encore l’objet de poursuites judiciaires depuis douze ans. Ils ont tous baissé les bras se rendant au verdict populaire, observé le silence et se sont retirés sans bruit de la scène publique. Leur principale accusation était d’être des proches collaborateurs de Ben Ali.
C’est loin d’être le cas des islamistes, Rached Ghannouchi et ses hommes. Après un repli de quelques jours au lendemain de la fermeture du siège de l’ARP avec les blindés (25 juillet 2021), ils ont refait surface, timidement au début, puis ont repris du poil de la bête, courant les plateaux des télévisions et des radios et investissant la rue pour mener une campagne soutenue contre le coup d’Etat du 25 juillet, pour crier aux procès politiques et accuser la justice d’être inféodée au président Kaïs Saïed, « un dictateur qui a tué la démocratie ». Attaques acerbes, menaces de destitution, propos arrogants… Saïed, Bouden, le gouvernement, tous dans le viseur de ceux qui remuent ciel et terre pour revenir au pouvoir, au Bardo, à la Kasbah, à Carthage, au nom d’une démocratie (de façade) en péril et de libertés menacées. L’arrogance en sus : « Tous ceux qui soutiennent Kaïs Saïed et le 25 juillet devront être poursuivis et jugés », menace Ghazi Chaouachi, président sortant du Courant démocratique, sur Attassiaa TV, et prônant l’exclusion de Kaïs Saïed de toute initiative ou projet de sortie de crise du pays.
L’arrestation de Seïfeddine Makhlouf a été l’occasion de vérifier que tout est bon à prendre pourvu que la tension (au demeurant justifiée) contre Kaïs Saïed et son gouvernement ne baisse pas. Si la forte réaction du bâtonnier des avocats, Hatem Mziou, est compréhensible et justifiable vis-à-vis d’un confrère, celle des activistes politiques et des journalistes l’était moins. Ils ont oublié leurs vives condamnations de l’attaque de l’aéroport de Tunis-Carthage de nuit par le même Makhlouf, alors député, et ses compagnons de la Coalition Al Karama pour tenter de forcer les cordons sécuritaires afin de faire embarquer une femme fichée S, soupçonnée de liens avec un terroriste installé à l’étranger. L’indignation était alors générale au niveau de l’opinion publique, politique et médiatique, du fait que Makhlouf et ses complices n’ont pas été arrêtés sur le champ alors qu’ils étaient en flagrant délit. C’est le prix de la célébrité et d’être dans le cercle du pouvoir.
Makhlouf et ses compagnons ont été jugés par deux fois dans cette affaire, parce que le premier jugement civil n’a pas rendu justice aux sécuritaires qui ont été malmenés (ils en sont venus aux mains) devant les caméras des téléphones qui immortalisaient une scène indigne d’un Etat respecté depuis son indépendance. Deux sécuritaires ont interjeté appel, la justice militaire a pris en charge l’affaire et rendu un jugement. Cette fois, ce sont les ex-députés qui crient à l’injustice. Ils ont oublié que sans la protection de Rached Ghannouchi, alors président de l’ARP, et ses pouvoirs illimités (lui aussi), Seïfeddine Makhlouf aurait dû être jugé pour plusieurs autres affaires, notamment de violences sous l’hémicycle du Bardo contre la présidente du PDL et un député du Courant démocratique. Aucun homme ou femme politique, aucun activiste de la société civile ne s’était à l’époque indigné et n’a pris la défense de Abir Moussi, pour ne citer que cette femme.
Certes, tout citoyen, quel que soit le délit pour lequel il est jugé, doit bénéficier d’une justice juste et équitable et le respect de tous ses droits de détenu, mais attaquer les magistrats quand ils ne rendent pas le jugement souhaité n’est pas démocratique. Et ce n’est pas l’exemple à donner par des démocrates à un peuple qui garde de très mauvais souvenirs d’une première expérience démocratique, catastrophique. Nos élites, politique et médiatique, n’ont la fibre sensible que pour les personnalités politiques ou médiatiques qui font l’objet de poursuites judiciaires. Sinon, c’est motus. C’est politique, ça aussi !
Défendre l’indéfendable parce que c’est la corporation, ou parce que c’est une célébrité politique ou médiatique, c’est de la politique, même si la bataille tourne autour des droits. C’est pour cela que ce que nous vivons depuis des années n’est pas une crise politique à proprement parler, où il y aurait des débats d’idées, de projets et de lois politiques, mais une succession de bras de fer sur fond d’intérêts politiques, dans lesquels chaque front tente de gagner des points qui lui permettent d’avancer à chaque fois un peu plus dans l’arène du pouvoir.