Il est l’éternel incompris. Quand il parle, on regrette qu’il ne se soit pas tu et quand il se tait, parfois trop longtemps, on l’accuse de passivité et d’inertie. A l’exception de ses inconditionnels soutiens, il déçoit quasi tout le monde à chaque fois qu’il sort du palais de Carthage et essuie les critiques les plus acerbes aussi bien pour le choix des visites qu’il effectue que pour les déclarations qu’il fait à toutes les occasions. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, la foudre lui tombe toujours sur la tête. Ses dernières apparitions le montrent sous l’emprise de la colère, de l’emportement. Il ne ménage pas ses adversaires, ni les convenances, ni le protocole.
Le président Kaïs Saïed ne cesse d’alimenter les polémiques. Il l’a encore fait, le 19 mai dernier, en tenant des propos inadéquats et choquants au cours d’une interview sur France 24, lors de son déplacement à Paris pour participer au sommet sur le financement des économies africaines. Le contenu de ses propos n’avait rien d’un scoop médiatique, bien au contraire, il n’a fait que ressasser des accusations sempiternelles, néanmoins graves. Mais, cette fois, c’est l’opinion française qu’il prend à témoin pour clamer haut et fort que le pays est gouverné par des corrompus et des lobbys, que la conjoncture actuelle n’est pas propice aux investissements étrangers et que la politique a entravé et biaisé la justice. Grave dérapage qui lui sera unanimement reproché en Tunisie, même s’il disait vrai. La situation chaotique de l’économie tunisienne et des finances publiques aggravée par l’expansion de la corruption et d’un déficit d’éthique politique est notoire, mais Kaïs Saïed a donné l’impression de régler ses comptes à l’étranger avec ses adversaires locaux, alors qu’un chef d’Etat est censé défendre son pays à l’étranger et en donner la plus belle image possible, quels que soient les problèmes auxquels il est confronté. Consciemment ou non, Kaïs Saïed a finalement dit ce qu’il fallait dire pour décourager les investisseurs étrangers et contribuer ainsi à la débâcle, en tuant toute perspective de relance économique. Ne sait-il pas qu’un chef d’Etat est le premier ambassadeur de son pays et que sa tâche à l’étranger consiste à faire la promotion des atouts de son pays, aussi faibles soient-ils ? D’autant plus que la Tunisie en dispose, malgré la décennie noire qu’elle vient de traverser, les perspectives négatives de Moodys et les millions de dinars que le gouvernement est en train de chercher, à l’intérieur et à l’extérieur, pour s’acquitter de ses engagements en termes de dette publique et assurer la survie des Tunisiens.
Les avantages du site Tunisie sont multiples, M. le président. Les investisseurs étrangers peuvent être intéressés par son régime fiscal avantageux, par sa main-d’œuvre qualifiée et bon marché, par la dévaluation du dinar par rapport aux devises étrangères, par le dynamisme et la compétence de ses jeunes diplômés… Pour ne citer que ces atouts. Une participation à une conférence économique internationale, cela se prépare M. le président, avec l’administration publique concernée, avec des spécialistes et des experts et cela suppose une feuille de route où ont été consignés les données attractives de la Tunisie et ses besoins en projets et en financements pour bien vendre le site Tunisie. Visiblement, le rendez-vous de Paris a été raté. Un hôpital pour Kairouan n’est qu’une goutte dans un océan d’attentes.
Malgré toutes ces vicissitudes, Kaïs Saïed reste la personnalité politique la plus populaire, loin devant le Chef du gouvernement et celui du Parlement. Une énigme pour tous les observateurs. Beaucoup de Tunisiens continuent de croire en lui, d’être convaincus qu’il a les prérogatives constitutionnelles pour écarter tout ce qui «pourrit» la vie politique et économique, comme le blocage du remaniement ministériel et son refus de recevoir les ministres nommés par le Chef du gouvernement et adoptés par l’ARP pour prêter serment.
Quand il a été élu le 13 octobre 2019 à une majorité écrasante, plus de 72% des voix, les Tunisiens ont exprimé leur joie d’avoir réussi à placer au palais de Carthage le président qu’ils souhaitaient, un homme intègre et apolitique. Ils n’en demandaient pas plus, croyant qu’avec un tel président, il était possible de couper les bras de la mafia politique et économique qui commençaient à s’allonger dans les arcanes de l’Etat et dans tous les secteurs.
Tous les Tunisiens savaient que Kaïs Saïed, l’universitaire spécialisé en droit constitutionnel, n’avait aucune expérience politique ni aucune autre dans l’administration publique. Ils voulaient un Monsieur propre, droit, intègre, ils l’ont trouvé, c’est tout. Ses nombreux partisans aimaient rappeler sans se lasser sa campagne électorale menée à bâtons rompus autour d’un café et d’une bouteille d’eau dans les quartiers populaires qu’il connaît pour y avoir construit sa maison familiale. Mais quand on a été hissé au sommet de l’Etat, ces qualités ne suffisent pas, il faut aussi réussir à concrétiser l’espoir. Pour le moment, Kaïs Saïed a échoué et la courbe de popularité a commencé à ralentir et à s’inverser, lentement mais sûrement.
Ce qu’a déclaré Kaïs Saïed sur France 24 n’est pas ignoré par les partenaires étrangers et les bailleurs de fonds, il avait juste la tâche de les convaincre du fait que la Tunisie est prête à changer, à réformer et à assainir, avec leur aide, leur expertise et leurs investissements. Loin des caméras, il peut tout leur dire et s’entendre avec eux sur les moyens de préserver les intérêts des investisseurs et de la Tunisie. Pour cela, il avait besoin d’être épaulé par de hauts responsables de confiance. Ils existent, mais il ne les a pas conviés à l’accompagner. Dommage.
Le président Kaïs Saïed est un président-citoyen, il est cru, sans artifices. Il n’est ni un communicateur, ni un loup politique, ni un fin tacticien. C’est tout cela qui le maintient encore en tête des sondages, mais pour combien de temps ? Les Tunisiens attendent beaucoup de lui, mais, lui, ne fait rien. Même quand il est traité de criminel et de traître, même quand la réputation de sa famille nourrit des statuts et des commentaires incendiaires, il ne réagit pas. Ses sympathisants commencent sérieusement à s’interroger sur ses capacités à répondre à leurs attentes. Un de ses infatigables fidèles, le chroniqueur, -pour ne pas dire la voix de sa cheffe de cabinet – a fini par lâcher sur les ondes d’une radio privée que le président Saïed aurait préparé trois projets de loi qu’il n’ose pas présenter à l’ARP «parce qu’il est convaincu qu’ils ne passeront pas». Il est sans doute aussi convaincu que ses adversaires politiques —nombreux au Parlement— ne manqueront pas l’occasion de l’examen de ces projets de loi pour le descendre en miettes et faire son procès. Un des projets de loi porte sur la réconciliation fiscale. Un dossier particulièrement houleux qui fait l’objet de chantages et de surenchères politiques.
On ne finira pas de s’inquiéter.
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