On vit dans un drôle de monde artistique. Un monde où le temps est le seul maître, impossible à dompter, il dévale comme un torrent. Son cours est encore plus implacable dans un milieu soumis au syndrome impitoyable de renouvellement qu’il faut suivre ou bien crever. Et la première règle de ce renouvellement, c’est qu’il faut se montrer ordurier, prêt à déverser son flot d’injures, d’insultes, de mots abrupts, outranciers et grossiers. A tout prix. Sinon on n’est pas dans le vent, et donc malheureux raté. C’est vrai que l’art s’est complexifié et que son marché ne fonctionne pas dans une bulle détachée des réalités extérieures. D’ailleurs, quand le marketing prend les devants, c’est justement que le «spectacle» présenté est nul. Aussi, le populisme a-t-il un impact sur le cours des transactions dans ce domaine. Surtout que les goûts sont de plus en plus volatils. Alors à chacun ses recettes pour dénicher sa chance dans cette galaxie frisant même l’insulte à la création artistique. Quand j’ai appelé las artistes à combattre ce que le philosophe autrichien Edmund Husserl avait nommé, de façon prémonitoire, «la cendre de la grande lassitude», quelques-uns de mes amis m’ont reproché ma tendance à «théoriser» ainsi que mes propos évasifs, au lieu de procéder par un diagnostic concret et précis de la problématique. Si je n’ai jamais répliqué à ces reproches, c’est que, dans le fond, je reconnais que cette cause a dépassé le diagnostic. Il nous incombe maintenant d’entrer dans le tumulte de la théorisation en tant qu’assise de la critique. Autrement, nous serons fatalement condamnés à l’enfermement dans le cercle infernal des évocations vitupérantes et des critiques incendiaires, parfois teintées de mauvaise foi.
Que nous le voulions ou non, les dernières débâcles de Lamine Nahdi et Lotfi Abdelli ont démontré qu’entre ces deux acteurs et l’art théâtral, il y a vraiment quelque chose de cassé ! Il faut que ce soit dit, et ce n’est pas toujours facile à dire quand on a été trahi par un grand acteur comme Lamine Nahdi. Comment un tel désastre est-il possible ? Une seule réponse plausible s’impose : ces deux acteurs se sont avérés des marchands de balivernes. Alors, que voit-on ? Deux acteurs rivalisent de grossièreté pour l’emporter à l’applaudimètre. Où est passé le théâtre ? où sont les pièces qui les ont rendus célèbres et populaires. Lamine Nahdi, on l’aimait jusque dans ses niaiseries. On lui pardonnait ses moins bons spectacles parce qu’on mettait haut ses meilleurs. Mais il n’y a pas de place pour son dernier one-man-show «Nmout Alik» qui réussit «la prouesse» d’être à la fois bâclé et désagréable. Est-ce bien le même comédien ? Comment un artiste chevronné peut-il transgresser les normes artistiques et passer ainsi de l’éclat à l’avilissement ?
Après la déroute de Lamine Nahdi et les scandales de Lotfi Abdelli, certains artistes arrivent heureusement à tirer leur épingle du jeu. Leïla Toubal notamment. Non seulement elle vole très haut, mais nous volons, le cœur content, avec elle. Dans «Yakouta», elle démontre, sans dogmatisme, toute la tragédie «intime» de la femme. Des références et une solide culture qui expliquent la maturité, la maîtrise de cette actrice qui sait capter l’intimité, l’énergie vitale d’une femme au cœur du chaos. C’est aussi un portrait de la société tunisienne, société complexe, tiraillée entre ses ostracismes et ses inégalités. Sur la scène, Leïla Toubal prend l’espace à bras-le-corps, espace mental, espace physique qu’elle nourrit des mots d’une autre femme en abîme devenus les siens. Évoquer et faire ressentir tout cela sans tomber dans l’explication ennuyeuse. Le texte avance sans répit, image sombre d’une névrose, et pourtant la comédienne le fait respirer, vibrer, vivre. Jamais une actrice de ces dernières années n’a autant fait preuve de simplicité et d’humanité, jamais n’a été aussi ensorcelante. Bref, voilà une œuvre impressionnante de maîtrise, tant dans sa construction scénique que dans son esthétique. Plus versé dans l’humain que dans la politique, sujet glissant ces derniers jours pour plusieurs artistes, ce monodrame théâtral est un manifeste contre l’injustice et l’intolérance. Du grand Art. Qu’importent les coups du sort assénés au théâtre tunisien, l’espoir renaît toujours.
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