Quelques jours avant sa défaite devant le Calife fatimide Al-Mansūr et ses troupes le 20 août 947, le chef de l’insurrection kharédjite Sāhib al-himār, de son vrai nom Abū yazīd makhled ibn kaydād, abandonné de ses plus fidèles alliés, réduit à quelques hommes qui tentent de le protéger dont ses quatre fils et son maître Abū ‘Ammar El-’Awar, achevait ses harangues devant un troupeau de gueules cassées, tous claudiquant dans bandes et béquilles, par l’impitoyable liste des traîtres à éliminer. Une image terrible exhumant l’horreur réelle sous les euphémismes qui pullulent à l’envi dans l’atmosphère de la défaite : tous se sentirent alors menacés, puisque chacun était suspect. Dans cette collectivisation du crime, dans cette hypocrisie du supplice, dans ce permis de tuer, une frénésie s’installe. Onze siècles après, les fantômes de notre passé s’invitent aux balcons de l’événement actuel. Cette scène dramatique de notre histoire paraît aujourd’hui bien anodine. C’est qu’au milieu du champ de bataille entre l’État et la horde islamiste et ses idiots utiles, braillards populistes, tartuffes gauchistes, ultranationalistes, paranoïaques du droit de l’hommisme, hyperlaxistes, tyrans de l’insignifiance, Rached Ghannouchi, après l’arrestation de son bras droit Noureddine Bhiri, tient toujours debout derrière un discours provocateur et menaçant. Excessif, cruel, acide comme un boxeur qui résiste sous une pluie de coups, il garde le cap, alors que ses compagnons sont comme des lapins pris dans les phares d’une voiture, comme saisis de panique, incapables de penser et d’agir. Quel spectacle ! Le guide (Morched) amoureux des hauteurs et qui se prenait pour seul maître après Dieu, a dû se confronter à la réalité de l’effondrement de sa secte. Tandis que s’efface sa responsabilité du “chef”, se répand une recherche éperdue d’un bouc émissaire. “Il ne suffit pas d’être inculpé. Encore faut-il être odieux”, résume parfaitement un proverbe populaire. Mais qu’a-t-il fait avec sa horde pour qu’on en arrive là ? Les leviers de notre pays seraient-ils, à tous les niveaux, entre les mains de ganaches machiavéliques qui n’ont aucun sens de l’intérêt général ? Dans cet enchevêtrement d’escalades, toute la scène politique subit une érosion inquiétante, qui se manifeste dans un déplacement dangereux des limites rhétoriques de l’acceptable. Ce n’est qu’une refonte actualisée de ce qui s’est passé au mois d’août 946 ! Même culte de la personnalité d’un “héros” vilipendé par le sérail de la soi-disant “compétence” d’injonction et d’exorcisme, même usage de la propagande sectaire, même sentiment d’être le “prophète” d’une nouvelle ère, même surenchère que l’on voudrait croire bien calculée. Or elle contient une part de menace qui ne peut plus croître davantage sauf à pousser à la guerre civile. C’est un drame de plus pour un pays qui, aux prises avec le désenchantement et le désarroi de sa population et les dérives de ses responsables politiques, prend à bas bruit, la tête baissée, la route vers la fragmentation et la décadence totale.
Peut-être ce pays d’Hannibal et de Bourguiba, rongé par le doute, la peur, le repli et le sentiment d’abandon sera-t-il capable de prêter un serment, celui de défier à nouveau l’horizon des siècles. En fait, il faut que la justice trouve sa vraie place, ni servante ni maîtresse, dans ce déferlement de clowns haut en couleur. Il lui faut établir avec son indépendance une relation féconde. Car l’indépendance sert légitimement la justice. Il faut, enfin et surtout, que la justice résiste à l’inclination politique et au spectre d’un engloutissement général. Aujourd’hui, toutes ces perversions existent dangereusement. Plus ou moins cachées. Plus ou moins latentes. Plus ou moins mêlées. Cette situation désastreuse pourrait, si l’on s’y prend bien, constituer le déclic, tant espéré, qui nous fera enfin, prendre conscience de la gravité d’une menace imminente, nous indigner contre celle-ci et refuser de nous y soumettre. Il faudra pour cela qu’à la résignation succède la résistance. Il faudrait positiver.