On a beaucoup écrit et beaucoup commenté le fait que le cinéma français a été le grand triomphateur de la récente 68e édition du Festival du film de Cannes (18-24 mai 2015) :
-Palme d’or au français Jacques Audiard pour « Dheepan » qui décrit la transformation d’un émigré sri lankais en « justicier » des banlieues françaises ravagées par la délinquance et le trafic de drogue pratiqués surtout par des jeunes maghrébins.
-Le prix du meilleur acteur au français Vincent Lindon, pour « La loi du marché » de Stéphane Brizé, un autre drame social où il joue le rôle d’un chômeur qui, trouvant un emploi de vigile dans un centre commercial, a des problèmes de conscience à devenir le délateur de prolétaires aussi démunis que lui.
-Le Prix de la meilleure actrice ex æquo à la comédienne et réalisatrice Emmanuelle Bercot pour « Mon Roi » de Maïwen qui décrit la passion folle d’une quadragénaire pour un « pervers – narcissique » manipulateur et destructeur, interprété par Vincent Cassel.
Qu’on se rassure : ce « tiercé gagnant » du cinéma français n’est nullement dû au fait que ce soit la France qui est le pays hôte et organisateur de la plus grande manifestation cinématographique mondiale, ( laquelle a désormais détrôné en nombre de journalistes présents, les jeux olympiques et la coupe du monde de football ) . Il ne s’agit nullement de complaisance : sinon comment expliquer que la Palme d’or de l’an dernier soit allée au réalisateur turc (au prénom homonyme de notre Nouri Bouzid national !) Nuri Bilge Ceylan pour « Winter Sleep » et il y a quelques années à peine à un réalisateur thaïlandais au nom difficile à retenir Apichatpong Weerasetakhul pour « Oncle Boonmee », entre autres films aux cultures très éloignées de celles de l’hexagone français.
Non, les succès français à Cannes 2015 sont tout simplement le résultat logique comme nous le décrivions dans un article précédent ( voir Réalités n°1533 du 14 au 20/5/2015) d’une politique exemplaire d’encadrement juridique et fiscal de son cinéma national pour l’Etat français (ou l’audiovisuel n’est pas soutenu par les caisses de l’Etat mais par des prélèvements sur des recettes de toutes les formes de diffusion de l’audiovisuel lui même ) : une politique d’encadrement et de régulation (qui a fait ainsi que nous l’écrivions des émules au Maroc et au Tchad mais pas encore en Tunisie) qui est devenue la plus élaborée au monde et qui a fait de la France le premier producteur d’Europe avec près de 300 longs métrages produits chaque année, sans compter le soutien apporté en coproduction aux films étrangers et notamment ceux des pays du Sud : la quantité favorisant statistiquement plus de qualité, le palmarès de Cannes n’est que le reflet de cette politique d’encadrement remarquable dont l’Etat tunisien ne devrait plus trop tarder à s’inspirer pour l’offrir à notre tout récent centre national de Cinéma (CNCI) : Cela afin de le faire passer au stade opérationnel de soutien, à une échelle beaucoup plus élargie à la production, qui devrait permettre à tout jeune issu d’une de nos innombrables écoles de cinéma et d’audiovisuel, de pouvoir dorénavant représenter dignement son pays à travers le 7e Art : nous n’avons que trop tardé à prendre ces mesures d’encadrement légal et fiscal, qui, dans des pays frères comme le Maroc, représentent un simple ajout à la loi de Finances !
Les nouveaux films arabes et africains : un univers feminin dominant ?
Nous le disions plus haut : la France utilise les importantes ressources qu’elle tire des taxes sur les billets de salles de cinéma, sur les recettes des télévisions et sur celles des fournisseurs d’Internet pour soutenir financièrement non seulement les films français, mais aussi entre autres, les films de qualité issus des pays du Sud : et quant à I’ inventeur en 1789 du slogan « Liberté, Egalité, Fraternité » (qu’elle a breveté depuis mais pas toujours appliqué dans son histoire passée et récente, y compris coloniale,..) la France est tout naturellement devenue le chef de file mondial de la défense de l’expression de la « Diversité Culturelle » de l’Humanité notamment en parvenant à gagner avec son nouveau slogan « La Culture n’est pas une marchandise comme les autres » la Convention de la diversité culturelle de l’Unesco en 2005, face à des USA qui, gigantesques recettes planétaires d’Hollywood obligent, soutenaient contre toute logique, que le cinéma n’était pas le lieu d’une expression culturelle nationale mais uniquement un divertissement commercial qui ne devait pas être soutenu par des Etats.
Conséquences de cette victoire de 2005, la France continue à soutenir économiquement la diversité culturelle dans le cinéma, et n’en déplaise aux éternels « complotistes » qui voient absolument partout la main de « l’occident manipulateur », limite son intervention au niveau financier, en laissant, diversité culturelle oblige, une liberté artistique assez large aux artistes concernés : qu’en est-il de la cuvée 2015 des films arabes et africains présents à Cannes cette année ? Bien que ne venant pas tous de pays francophones », les quatre films originaires d’Afrique et du Monde arabe sélectionnés à Cannes, « Much Loved » (Zin Li Fik) de Nabil Ayouch, (Maroc) « Dégradé» de Tarzan et Arab Nasser (Palestine), « lamb » de Yared Zeleké (Ethiopie) et « Oka » de Souleymane Cissé (Mali) , ont tous bénéficié d’un soutien économique français : le point commun inattendu de ces quatre films : les femmes y ont un rôle dominant, voire central.
-« Dégradé » (qui évoque aussi bien une coupe de cheveux que la situation toujours pire des palestiniens) se déroule entièrement dans un salon de coiffure pour femmes de la bande de Gaza, dont on ne voit les évènements souvent dramatiques qui se passent dans la ville que par la vitrine du salon donnant sur la rue : le plus étonnant est que les points de vues des femmes réunies dans le salon, de milieux et de croyances différentes où brillent particulièrement la grande comédienne palestinienne Hyam Abbas ( l’héroïne du film tunisien « Satin Rouge » produit par Dora Bouchoucha et réalisé par Raja Amari) et la jeune actrice de Nazareth Maïssa Abdel Hadi, nous renseignent plus sur la réalité quotidienne en Palestine que bien des « slogans progressistes » théoriques. Le courage de ces deux réalisateurs, les frères jumeaux gazaouis, Arab et Tarzan Nasser aura été pour un film qui avait été écrit avant la dernière offensive meurtrière d’Israël sur la Bande de Gaza, mais tourné après, de garder leur sujet d’origine, qui n’est pas l’ennemi extérieur très connu, mais les déchirements fratricides-inter- palestiniens, déchirés entre fractions rivales et nouvelles maffias locales.
-« Much Loved » ((Zin Li Fik ) de Nabil Ayouch, donne aussi la part belle aux femmes, mais celles de la catégorie la plus honnie de la société , les prostituées : dans un style quasi documentaire le réalisateur suit les destins de quatre péripatéciennes de Marakech, dont la spécialité est la participation à de luxueuses orgies organisées pour de riches clients du Golfe : subissant le mépris, les humiliations, le rejet de leurs familles que, pourtant elles entretiennent financièrement, et également livrée aux brutalité et aux sévices y compris sexuels des policiers de la brigade des mœurs, elles font tout pour pratiquer une forme de solidarité féminine qui leur permet de survivre. Spécialiste des sujets à sensation, inspirés de faits divers réels (un commissaire violeur dans son 1er film « Mektoub » les enfants des rue dans « Ali Zaoua », la genèse des attentats- suicide des djihadistes de Casablanca dans « Les chevaux de Dieu »), Nabil Ayouch, impressionne par l’audace de ses images, aussi crues que la grossièreté du langage « réaliste » tel qu’il est pratiqué dans la rue et non pas dans les médias : ce qui lui a valu , dès le lendemain de sa projection à Cannes et avant même que le film ne soit proposé à la commission de contrôle cinématographique marocaine ,un scandale et une polémique nationale sans fin et même une interdiction gouvernementale en bonne et due forme au Maroc, pour « outrage grave aux valeurs morales et atteinte flagrante à l’image du Maroc » : plus grave encore les insultes racistes ( Né en France, Nabil Ayouch est de père marocain musulman , publicitaire et militant associatif très connu au Maroc, et de mère juive tunisienne), et les « fatwas» et menaces de mort prononcées à son encontre et à celle de son actrice principale Loubna Abidar, qui a du être placée sous protection elle et sa fille, ainsi que les autres actrices du film. Le film impressionne par la violence de sa description qui résonne aussi comme une dénonciation de la violence quotidienne subie par les femmes dans le monde arabe, ou musulman, qu’elle soit prostituées ou non. Mais il déçoit un peu dès qu’il quitte le registre du réalisme brut en voulant injecter un peu de convention mélodramatique dans son récit , qui est censée nous émouvoir sur la condition de ces femmes mais qui curieusement nous en éloigne en sonnant un artificiel : n’empêche ce film a choqué et n’a pas fini de choquer : rendez-vous pour ces deux films arabes aux prochaines « Journées Cinématographiques de Carthage » qui souhaitons le , continueront de ne jamais censurer les projections ( qui sont toujours nombre limité ) , des films sélectionnés !
Les deux films d’Afrique noire sélectionnés à Cannes 2015 sont malheureusement plus décevants :
– « Lamb », premier long métrage de l’éthiopien Yared Zeleke, conte, sur fonds de belles images et de beaux paysages naturels éthiopiens, l’amitié d’un jeune garçon pour sa brebis qu’il fait tout pour sauver du sacrifice qui lui est destiné à l’occasion d’une prochaine fête traditionnelle, en se dressant contre l’oncle du petit garçon qui l’a recueilli dans sa famille. Les « bons sentiments » ne faisant pas forcément toujours du bon cinéma, « Lamb » tient plus du conte pour enfants décoratif, correspondant aux attentes des spectateurs occidentaux, et « formaté » à leur intention, que du film d’auteur exprimant un véritable point de vue personnel sur sa société et son pays. Le film (mini- interférence, pour une fois, de la co productrice française ?) ne manque pas de fustiger les mœurs arriérées du village, notamment son sexisme (on empêche le petit garçon de pratiquer son hobby, la cuisine, réservée aux femmes) et de donner le rôle positif du film à la fille de la famille qui préfère lire des livres que faire le ménage et finit par fuir vers la grande ville pour y suivre des études … Féminisme français « politiquement correct » oblige ? Cette ligne à l’air surajoutée par rapport à l’historiette centrale enfantine « ma brebis et moi ».
– La déception est encore plus grande avec le long métrage documentaire « Oka » du vétéran malien Souleymane Cissé l’ex-ténor du cinéma d’Afrique noire à l’échelle internationale avec « Finye » (le Vent), Grand Prix de Carthage en 1982 et de Ouagadougou en 1983 et surtout avec « Yeelen » (La Lumière) Prix du Jury au Festival de Cannes en 1987.
Le leadership du cinéma d’Afrique noire lui étant désormais ravi par de nouveaux venus comme le tchadien Mahamat- Saleh Haroun et surtout le mauritanien Abderahmane Sissako avec son film record « Timbuktu » (lauréat de 7 césars en 2015 et qui a déjà atteint le chiffre unique de 1.200.000 spectateurs en France !), on a la sensation d’assister à une tentative un peu pathétique, ou Souleymane Cissé, pour retrouver sa gloire passée, n’a plus désormais à sa portée qu’une certaine forme de narcissisme et d’auto-citations de ses œuvres passées : « Oka » est un documentaire dont les figures centrales sont 3 femmes, les sœurs aînées de Souleymane, qu’on a dépossédées de leur maison paternelle, confisquée par la famille Diakité, qui, selon l’auteur aurait produit de faux documents de propriété : les interminables interviews des 3 vieilles dames sont constellées d’images « artistiques » gratuites de nature et d’animaux souvent reprises des films précédents de Cissé, et d’images du réalisateur lui-même fustigeant la « corruption de la justice » du Mali : Plutôt qu’une véritable « Croisade contre la corruption », le film, interminable donne plutôt l’impression que le réalisateur, certain d’être sélectionné à Cannes à cause de son passé artistique, utilise abusivement cette tribune internationale pour « forcer la main » à l’Etat malien afin de récupérer un bien familial !
Prostitution, tueries fratricides, sous développement et mœurs arriérées, corruption des systèmes judiciaires… Ainsi, après « les chevaux de Dieu » qui montrait l’apprentissage des djihadistes au Maroc, après « Timbuktu » venu répondre aux angoisses et aux interrogations de la société française meurtrie par des attentats, en lui visualisant la description au Mali du fonctionnement absurde et des méfaits des djihadistes, qui sévissent dans le monde musulman et en Europe et dont l’image sème la panique actuellement en occident, on a l’impression que c’est, non pas le système de co -production français (qui a toujours soutenu tous les genres de film du Sud ) mais bien plutot les sélectionneur, de Cannes qui appliquent, et calquent leurs critères de choix sur « l’air du temps » : choisissant de préférence, non pas nos films qui reflètent la beauté de notre héritage culturel (je pense aux films de notre compatriote Nacer Khemir, jamais sélectionné à Cannes), notre poésie ou notre humour quotidien, mais plutôt ceux qui correspondent plus à leur perception actuelle de nos sociétés décrites, même si elles le sont souvent dans la réalité, comme unilatéralement violentes, injustes et corrompue : Bref on aime nous montrer (en dénonçant cela bien entendu) plutôt comme « barbares » que comme fournisseurs d’humanité et de culture, ce que nous sommes pourtant indiscutablement aussi …!
Ce reproche lié aux diktats de cet « air du temps », qui se trouve inévitablement lié à l’actualité dans laquelle se déroule le plus grand festival du monde, me fait finalement, réfléchir, et par association d’idée, me mettre en fin de compte à douter de l’impartialité du jury 2015, mettant dans son palmarès un bloc de trois films français, impartialité que je défendais pourtant au début de cet article . Je ne peux donc m’empêcher contre toute attente de céder un peu en fin d’article au « Tqakqil » et aux rumeurs de « combinazione », sport si brillamment pratiqué sous nos cieux en Tunisie : Après tout, je suis bien placé pour savoir ce que les deux frères Joël et Ethan Coen, présidents du Jury 2015, doivent à la France, puisque je faisais partie du jury officiel du Festival de Cannes 1991, présidé par Roman Polanski qui, en decernant sa « Palme d’Or » à leur film « Barton Fink » les a installés brusquement au rang de stars aux USA où ils étaient jusque-là considérés comme des auteurs parodiques originaux mais mineurs. Quoi de plus normal alors qu’un « renvoi d’ascenseur » (conscient ou inconscient ? ) au profit du cinéma d’un pays qui vous a ainsi propulsé vers la célébrité.
Du coups, à la fin de cet article un cuisant regret me taraude : comme il y avait bien un Tunisien (El Abdoulellah, comment on dit en langage populaire tunisien), dans ce jury 1991 qui a starisé les présidents du jury de cette année, et que leur reconnaissance n’est pas apparemment pas un vain mot : renvoi d’ascenseur pour renvoi d’ascenseur , Quel dommage, mais quel dommage qu’il n’y ait pas eu le film d’un de mes confrères tunisiens sélectionnés cette année ! À charge de revanche, ce n’est que partie remise…