Où est le self-made-man ?

Depuis l’Intifada, mise à profit par les truands d’Ennahdha, prospère le désarroi. Où est l’Etat-providence ? Où est le sucre ? Où est l’emploi ? Ce genre de questions suggèrent une autre interrogation. Où est le self-made-man ? Ce produit de lui-même et producteur de l’entreprise ? L’interviewé, Hamadi Mestiri, me dit : « J’ai longtemps vécu et travaillé à Paris, mais je ne peux vivre qu’en Tunisie. Il me fallait prendre une décision et je suis revenu au pays. A l’entrée de la Marsa, une station à essence appartenait à une Italienne et je l’ai achetée. »

Pilier de sa famille élargie, Hamadi traverse une remarquable histoire de vie. Sportif accompli, l’ancien footballeur narre l’inoubliable émotion donnée par le ballon rond. Aujourd’hui, ses deux neveux, aidés par lui pour l’accès au métier, l’appellent « papi » à la façon de ses petits-enfants. Pour leur offrir maints cadeaux, il ne rate aucune occasion, et ces liens tissés entre les générations clignent vers la solidarité, ciment de l’ancienne société où les relations de parenté englobent les rapports de production. Maintenant, avant de rejoindre le travail, il passe, dès la première heure, à la mosquée où il savoure le bonheur de prier. Nimbé de modestie, cet homme préfère évoquer les œuvres d’une vie bien remplie et refoule au second plan, son moi profond, attitude idéale selon Pascal. Or, à moins d’empocher le pactole de Zidane, Messie ou Ronaldo, le football peine à entretenir son homme et une autre profession dicte ses raisons.

A l’origine de l’aventure professionnelle, Hamadi négocie donc la reprise de la station à essence de la Marsa au débouché de la voie venue de Tunis. Elle appartient, disions-nous, à une Italienne et la procédure traîne ; mais qu’à cela ne tienne. Hamadi vient à bout du temps long par la ténacité, la patience et la persévérance. « Iddwam younkob errkham », arguait, à juste titre, le Grand combattant. Une seconde station à essence, située de l’autre côté du goudronné, juste en face de la première, attire l’intérêt du pionnier. Hamadi l’acquiert pour le second neveu. Le premier, Hatem Mestiri, vient y travailler après avoir conduit ses enfants à l’école non sans transiter par la mosquée. A l’autre bout de l’immense atelier, il hèle son oncle : « Papi, papi ! »

En France, Hatem travailla, durant vingt-cinq ans à Peugeot. Aujourd’hui, où sévit la voyoucratie, le profil social de Hamadi parvenu au crépuscule de la vie, symbolise la génération des guépards, espèce en voie d’extinction. En ce temps-là où prédominaient les rapports de parenté, le chef de l’État incarnait le père de la nation et de sa population.

Semblables attributions opèrent à l’échelle des franges élargies de la population. De là proviennent les tribulations de certaines oppositions. A l’instar de Mao, Bourguiba assumait, lui-même, l’éducation physique, éthique ou alimentaire de la population tout entière. Le timonier nage à la barbe du grand âge. Il prêche par son exemple personnel à la manière d’anciens sages. Avec Hamadi et Hatem, le compter sur soi nargue le fonctionnariat d’une génération aux abois. Le surplus des ronds-de-cuir, commis tout au long de la noire décennie, dresse l’un des principaux handicaps sociaux légués à l’actuelle Tunisie. Pour cette raison, un message de sagesse et une question de méthode rehaussent les propos émis tout au long de l’investigation. En premier lieu, l’activité poursuivie après la retraite sauve de l’ennui et permet la sérénité. Homère écrivait : « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, ou comme cestuy-là qui conquit la toison, et puis est retourné, plein d’usage et raison, vivre entre ses parents le reste de son âge ! »

Aujourd’hui, en matière de prise en charge, l’hospice, honni, tend à occuper les territoires évacués par la famille élargie.

L’investigation recèle un deuxième enseignement. L’homme prend la décision de rentrer au pays alors qu’il pouvait demeurer à Paris. Le mot dit signifie et débusque le hasard, l’imprévu et l’aléatoire inscrits dans l’histoire de vie. Loin de mimer le cours d’un fleuve tranquille, celle-ci aurait à voir avec les moments de la bifurcation. Le nom propre, lui inchangé, masque la discontinuité. Ziff le définit par « un point fixe dans un monde mouvant ». Car Hamadi à Paris diffère de Hamadi en Tunisie, tant le milieu social influence la vie personnelle. Mais, par sa permanence, le nom propre occulte l’incidence de la transformation. Toujours le même, à travers la temporalité, le nom procure la sensation, ou l’illusion, de l’inchangé. De là fusent les croyances à l’immortalité, thème cher aux religions révélées ou non. Dans l’outre-tombe, le pharaon, fils du soleil, emporte avec lui de quoi manger. Au paradis, les fruits savoureux seront réservés au bon musulman. La conviction de l’immortalité verse du baume à l’observation de la mortalité. Selon Heidegger, ainsi sévit l’inauthenticité partagée par l’immense majorité. Devenu fou, Nietzche, l’iconoclaste, enfonce le clou : « Qu’importe le mensonge si la vérité me nuit ». Avec l’invocation d’Allah, le Carthaginois coupe l’herbe sous les pieds des loussous et capture l’approbation de la population où figurent de nombreux croyants.

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