Le quatrième panel du Forum de Réalités a porté sur le thème «Jeu des Nations». Les intervenants ont analysé le rôle joué par les forces extérieures dans le processus de transition et les enjeux stratégiques dans la région, suite aux révolutions arabes.
Présidant cette séance, l’Amiral Jean Dufourcq, membre de l’Académie de marine en France et chercheur en affaires stratégiques, a introduit la thématique en expliquant que les révolutions sont en train de faire face à des tentatives d’enrôlement de la part de plusieurs puissances, ce qui s’est traduit par l’arrêt ou le retardement des réformes dans les pays du Printemps arabe. L’Amiral a classé les facteurs extérieurs influant sur le processus de transition en quatre catégories : les indignés et révoltés du monde, puisque la vague des révoltes a atteint la Turquie et le Brésil; les intégristes, vu le renforcement des mouvements religieux radicaux et salafistes, encouragés par le Qatar et l’Arabie saoudite ; la question sahélo-sahélienne et les menaces sécuritaires en provenance de la Libye et du Mali ; la solidarité euro-maghrébine, qui pousse la Tunisie à jouer le rôle de maillon entre le Sud de l’Europe et le Nord de l’Afrique.
L’échec demeure possible
Ridha Tlili, universitaire, a rappelé le cas du Mali qu’il considère comme un cas d’école pour l’échec d’une transition démocratique ayant nécessité une intervention étrangère. Ce pays est passé par un coup d’État, suivi par l’installation d’un gouvernement provisoire faible, ce qui a permis le déclenchement d’une vaste rébellion dans le nord du pays récupéré par les groupes terroristes. Cette situation a ouvert la porte à l’arrivée d’acteurs étrangers qui se sont immiscés dans la politique interne du Mali, à savoir les États-Unis et la France. Tlili a mis en garde contre la possibilité de la répétition de ce scénario en Tunisie, d’autant plus qu’il y a des tentations séparatistes dans certaines régions du Sud et que les différents courants politiques attendent, chacun, une intervention étrangère des pays qui partagent avec lui les mêmes projets ou visions idéologiques. C’est pour cela que Ridha Tlili a affirmé que la transition en Tunisie n’est pas à l’abri d’un l’échec et, pour lui, refuser d’admettre cela est de «l’aveuglement politique.»
De son côté, Ahmed Ounais, ancien ministre des Affaires étrangères, a estimé qu’il existe deux projets en concurrence dans cette phase de transition : un projet fondé sur la liberté et le respect des droits universels et un autre fondé sur l’Islam. Pour lui, l’issue de la lutte pour faire prévaloir l’un ou l’autre décidera de l’avenir de la région. Il rappelle que la «société arabe démocratique» n’a jamais existé et qu’elle sera une création historique, à la faveur des révolutions. «La société tunisienne, grâce à sa maturité politique, pourrait y parvenir», a-t-il noté. Toutefois, Ounais a précisé qu’il y a des forces, à l’extérieur comme à l’intérieur, qui voudraient ancrer un projet théologique. Les pays arabes qui n’ont pas vécu des révolutions, ont une grande peur de la démocratie. Si des monarchies comme le Maroc ou la Jordanie se sont précipitées pour faire des réformes, celles du Golfe œuvrent à faire avorter les transitions démocratiques. De leurs côtés, les États-Unis considèrent les révolutions comme des transformations qui permettront l’insertion et la responsabilisation de l’Islam politique. Un compromis a été établi entre les Américains et les islamistes qui stipule que ces derniers renoncent à la violence et souscrivent à la démocratie. Pour les États-Unis, il est important que l’Islam politique puisse assurer l’intégration nationale. L’Europe, quant à elle, s’aligne en partie sur la vision américaine dans le sens où elle soutient la démarche inclusive des islamistes et leur retour à leurs pays d’origine afin d’atténuer le terrorisme. Néanmoins, elle reste ferme sur la nécessité du respect des Droits de l’Homme.
Les monarchies du Golfe veulent empêcher la démocratie
Hatem Ben Salem, universitaire, a essayé de placer les bouleversements qu’ont vécus les pays arabes dans un contexte mondial, caractérisé par un nouveau rapport inter-étatique. Il a mis l’accent sur le rôle de «service après-vente» joué par certains États qui nouent des relations directes avec les populations des pays du Printemps arabe dans le but de déstabiliser l’ordre dans la région. Ces «États mirages» qui sont intervenus dans la chute des régimes dictatoriaux se caractérisent par une importante force de frappe dans la destruction des pays, mais pas dans la construction. «Leur impact sur notre avenir sera marginal, car ils sont loin d’être des modèles», a-t-il souligné. Il a précisé, enfin, que ces États finiront par être victimes de leurs propres tentatives de déstabilisation.
Abou Dhawia Ameur, fondateur du Centre des études stratégiques à Tripoli (Libye) a reconnu la puissance de l’influence extérieure, surtout dans un pays comme le sien, qui n’a pas encore ni opinion publique bien formée ni élite politique. Il s’est lamenté des divisions profondes qui existent en Libye, mettant en danger l’unité de la nation. «Rien qu’à Tripoli, nous avons 270 partis politiques !», a-t-il déclaré. Pour lui, faire face aux interventions étrangères passe avant tout par la coordination des efforts entre les pays en transition démocratique.
Miquel Nadal, ancien Secrétaire d’État chargé des Affaires étrangères en Espagne, a insisté, pour sa part, sur le rôle que pourrait jouer l’Europe dans les transitions démocratiques, tout en précisant que le succès des révolutions incombe aux pays arabes eux-mêmes. À cet effet, il a cité l’exemple espagnol. «Il est vrai que nous avons bénéficié du soutien de l’Europe, mais c’était la société espagnole qui a réalisé les réformes garantissant sa stabilité». Selon lui, l’UE doit adopter une nouvelle stratégie vis-à-vis des pays du Printemps arabe, laquelle consiste à écouter beaucoup, notamment les interlocuteurs représentatifs des différents courants, réfléchir, puis agir.
Pour Nadal, l’action européenne doit se fonder sur trois principes : renforcer les libertés, promouvoir le principe de la séparation entre les pouvoirs et consolider l’économie de marché. Il est donc nécessaire que l’UE fasse de l’application de ces trois principes, la base sur laquelle elle accorde son appui.
Facteurs intérieurs de déstabilisation
Durant le débat, a été soulevée la question du rôle des facteurs internes dans la déstabilisation du processus démocratique. Ridha Tlili a expliqué que «ce n’est pas parce que les gens se sont soulevés contre la dictature qu’ils eux-mêmes démocrates !». Il a expliqué qu’il existe plusieurs formations politiques en Tunisie qui restent convaincues par le modèle du parti unique. À cela, il faudra ajouter la floraison du marché parallèle qui détruit l’économie nationale et prépare le terrain au crime organisé. Il a cité, à ce titre, l’exemple de la vente illégale de 2 millions de paquets de cigarettes par jour. «Ces mécanismes internes menacent, non seulement la transition démocratique, mais l’État tout court», a-t-il noté. Un point de vue partagé par Abu Dhawia Ameur, qui a estimé que l’absence de vrais hommes d’État a eu de graves répercussions sur le paysage politique.
Quant à Jannis Sakellariou, ancien député européen,il a voulu attirer l’attention sur le risque de l’influence des forces extérieures sur les prochaines élections. Pour lui, des pays comme l’Arabie saoudite ou le Qatar pourraient agir, à travers l’argent versé au profit des partis islamistes, sur la transparence du processus électoral. Ahmed Ounais, a reconnu, de son côté, le danger que représentent ces fonds arabes, déversés pour empêcher l’installation de la démocratie. Il a admis que les forces progressistes ne disposent pas de tels moyens. C’est pour cela que la lutte s’annonce dure et que la bataille pour le progrès n’est pas gagnée d’avance. Jawad Kerdoudi, Président de l’Institut marocain des études internationales, a noté que le projet démocratique ne réussira pas, dans les pays du Printemps arabe, sans que les partis progressistes ne s’unissent et ne soient en proximité avec les couches populaires. Il a aussi insisté sur le rôle, d’après lui déterminant, de la société civile.
Hanène Zbiss