C’est en tant que chef d’entreprise inquiet que Chakib Nouira a modéré le deuxième panel portant sur le thème « Investir et s’investir ». Le moment est-il arrivé pour investir et dans quels secteurs? Ce sont les questions auxquelles les panélistes ont tenté de répondre.
Les conférenciers ont commencé par énumérer encore une fois les multiples défaillances de l’économie nationale qui empêchent tout investissement éventuel. M. Chakib Nouira nous transmet le sentiment de la plupart des chefs d’entreprises en nous disant qu’il y avait un sentiment d’optimisme raisonnable qui a laissé la place depuis quelque temps à un pessimisme raisonné. En effet, les conditions actuelles sont inquiétantes même si on les compare aux lendemains de la Révolution. La situation s’est degradée encore plus. La réforme de la justice tarde à venir. Un problème qui remet en cause la réforme fiscale c’est l’économie informelle, qui représente 40 à 60% de l’économie. Selon M. Nouira, le plus inquiétant encore, c’est que l’économie informelle tombe toujours entre les mains de personnes proches du pouvoir. Pour que les étrangers viennent investir en Tunisie encore faut-il que nous, investisseurs locaux, le fassions». Selon Ghazi Ben Tounes, Regional manager SICPA (MENA), la confiance n’est pas un mot mais un ensemble d’engagements et de droits. Peu importe la couleur du parti politique au pouvoir, il faut garantir les droits des investisseurs. « Sécurité, confiance et environnement de l’entreprise sont les fondamentaux de l’investissement » ajoute M. Tarek Chérif, président de CONECT.
Ce qui pénalise notre marché
L’Administration tunisienne demeure depuis toujours un problème essentiel qui ralentit et empêche même des investissements étrangers sur le marché tunisien. « 500.000 fonctionnaires, alors que le pays peut fonctionner avec 200.000 seulement. Cela représente des coûts énormes pour l’État et l’entreprise et empêche le pays d’avancer. Une Administration qui devient par ailleurs politisée et donc sous la coupe du parti au pouvoir. Pour garantir le droit des investisseurs, nous avons besoin d’un État de droit pour appliquer la loi à tous. Des problèmes viennent d’apparaître juste après la Révolution qui n’ont fait qu’empirer la situation. A savoir l’augmentation des coûts des facteurs de production. Selon M. Chérif, le coût d’un conteneur Tunis-Dakar a augmenté deux fois depuis la Révolution. Il y a trois ans, il y avait un intéressement au niveau du transport, aujourd’hui, il n’y est plus alors que tous nos concurrents bénéficient de cet avantage dans leurs pays. « Nous devenons moins compétitifs » Ahmed El Karm, Directeur général d’Amen Banque continue sur la même lancée et parle de carence de l’État. « Le budget de l’État est tel qu’il n’a plus la capacité de jouer son rôle comme étant un élément moteur. Il y a aussi le problème épineux de la capacité de l’État à réaliser des projets. 12% seulement des projets inscrits dans le budget de l’État sont réalisés. Très faible pour changer la donne. » Par ailleurs, Ghazi Ben Tounes a appelé à mettre fin à la situation illégale des hommes d’affaires soupçonnés de corruption et d’avoir traité avec l’ancien régime cesse. Ces hommes d’affaires doivent reprendre leur liberté de circulation. En même temps, la justice doit aussi être appliquée pour ceux qui se sont rendus coupables d’actes réprimés par la loi. M. Tarek Cherif a mentionné que les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus confiance au monde des affaires à cause de cela. Ces jeunes qui manquent déjà d’esprit d’entrepreneuriat. L’esprit entrepreneurial doit être inculqué dès leur jeune âge surtout dans les écoles. Le code de l’investissement doit entrer dans une logique globale de l’économie, car c’est un outil parmi d’autres pour développer l’économie nationale. Quant au partenariat privé public, Tarek chérif a déploré le rendement de l’ANC qui vient de rejeter le projet PPP, sans avancer des explications. Il reste la question fatidique du financement des investissements. Avant de répondre, M. Ahmed El Karm a commencé par donner son propre diagnostic de la situation. « Il est difficile de demander aux opérateurs d’investir en temps de crise. La crise est politique plus qu’économique et sociale. Politique, parce qu’on n’a pas encore voté la Constitution, on n’a pas fixé la date des élections et donc on ne connait pas la configuration du futur gouvernement. L’absence d’horizons est un handicap majeur pour les investisseurs. La crise est par ailleurs sociale, car les acteurs sociaux n’arrivent pas à trouver un arrangement ou un pacte social qui donne droit et devoir aux employés comme aux employeurs. Cette impasse semble durer et le problème du bassin minier et la zone industrielle de Gabès confirment cette impasse. Cela ne peut en aucun cas inciter l’investisseur à s’engager dans un avenir plein d’embûches » selon M. El Karm « les conséquences sur le monde des affaires, je ne dirai pas une frilosité mais c’est l’attentisme » Ahmed El Karm évoque le problème de la liquidité et son absence. Le marché est à sec. La BCT injecte chaque jour cinq milliards de dinars pour pouvoir renflouer le marché monétaire mais le marché demeure en manque de liquidité. Le problème ne réside plus dans les conditions de financement mais plutôt dans l’accès au financement. Nous sommes plus en mesure de satisfaire les demandes de crédits. Ce qui aggrave les choses, ce sont certaines banques qui n’orientent pas l’investissement vers les entreprises mais vers les particuliers et encourageant la consommation. Des financements qui n’ont pas d’effet positif sur la création d’emplois.
Quand investir et où ?
Oui. D’ailleurs le banquier s’est réjoui de la volonté réelle des investisseurs tunisiens qui ont continué d’investir malgré l’environnement négatif. Même ceux qui n’ont pas réussi à faire tourner leurs usines, sont en train de décupler par ailleurs et ne renoncent pas à leurs projets. Il y a un désir et une volonté d’investir. Mais les handicaps sont toujours là et les solutions existent. Selon M. El Karm, pour sortir de la crise, la Tunisie est obligée d’aller au FMI. « C’est l’histoire qui le démontre. Rappelons la crise de 69, quand c’était grâce à un plan d’ajustement par le FMI que la Tunisie a réussi les 70 glorieuses avec une croissance à deux chiffres. En 1986, avec zéro dollar comme réserves de change, on a réussi à sortir de la crise grâce au FMI. Aujourd’hui c’est un peu l’histoire qui se répète et il faut que cette dynamique qui provient du FMI soit exploité convenablement par l’économie tunisienne. D’où la question fondamentale, sommes-nous en mesure d’exploiter la présence du Fonds avec un parapluie de 2,7 milliards de dinars pour passer des réformes profondes qui toucheront la fiscalité, la compensation et l’économie informelle ? Nos amis sénégalais ont bien compris l’importance du commerce parallèle et ont créé le ministère de l’Economie informelle. Il ne faut pas s’en occuper pour les incriminer mais pour en profiter. Comment faire du soutien du FMI pour faire un tremplin de réformes ? Une chance historique pour la Tunisie ? a-t-il ajouté.
Dans quels secteurs investir ?
Oui pour les industries manufacturières exportatrices basées sur une main d’œuvre bon marché, mais cela n’a pas d’avenir. Le coût de la main d’œuvre augmente. Investir dans le tourisme oui mais est ce que le pouvoir en place pourvoit le tourisme ou non ? Donc nous sommes obligés de voir des voies alternatives d’investissement. Selon M. El Karm, trois secteurs paraissent adéquats aux investissements : l’agriculture, l’agro-alimentaire et l’énergie. « Dans trente ans, on ne va plus pouvoir produire des céréales, principal constituant de notre alimentation. Il faudrait assurer la sécurité alimentaire. Cette nécessité de moderniser l’agriculture et les moyens énergétiques est plus économique. Elle est rentable et assure la survie alimentaire de la population tunisienne. Quant à l’énergie, celle-ci est le fardeau de la caisse de compensation représentant 70% du budget alloué à la compensation. Il faut se diriger vers d’autres sources d’énergie à savoir le gaz de schiste et le nucléaire. Les USA et grâce au gaz de schiste réaliseront en 2020 leur indépendance énergétique et n’auront plus besoin du pétrole du Moyen Orient. Le secteur porteur aussi, ce sont les services d’intelligence. La Tunisie est un pays de services. La Tunisie peut être un centre régional de santé avec en plus, un gain au niveau de coût. Sachant que des patients européens attendent jusqu’à huit mois pour faire leurs interventions chirurgicales. Le britannique par exemple est obligé de faire le voyage vers l’Inde pour subir une opération, pourquoi ce n’est la Tunisie qui est à côté ? Des milliards de dinars de recettes en devises sont possibles à réaliser. M. Samir Khouja, représentant une multinationale suisse implantée en Tunisie, a signalé qu’il faut miser sur la matière grise et donc la formation professionnelle, un levier pour attirer les investissements étrangers. Mme Sonia Ben M’Rad, Présidente de la chambre des femmes chefs d’entreprises a appelé à une collaboration entre médias, chefs d’entreprises et hommes d’affaires, afin de sensibiliser le citoyen lambda quand aux enjeux de l’économie nationale. « Le chef d’entreprise doit parler et informer sur les difficultés de son investissement qui pourrait disparaître un jour. L’objectif c’est la réhabilitation du chef d’entreprise qui a toujours créé la richesse. En conclusion, il faut mettre l’économie au cœur du processus.
N.J