La parité du dinar est actuellement un sujet de préoccupation majeure, aussi bien pour le gouvernement, que pour les acteurs économiques. Le mouvement baissier de la monnaie nationale est tellement vertigineux, que personne ne peut entrevoir le bout du tunnel. Face à une économie en panne et des fondamentaux ébranlés, des propositions extrêmes émergent dans le sens de frapper plus fort pour plomber la valeur du dinar. Mises sous pression, les autorités monétaires pourraient-elles être obligées d’opter pour plus de flexibilité ou arrimage ferme? Certes, la chute du dinar est galopante, mais, le contexte actuel ne semble pas être favorable à ce type de solutions.
Symbole de souveraineté nationale, le dinar s’échange, aujourd’hui, contre plus ou moins d’un demi-euro ou demi-dollar. Ce ravage donne un profond sentiment d’humiliation chez les Tunisiens qui voient leur argent s’évaporer de moitié, en partant pour un voyage d’affaires, d’étude et de soins à l’étranger, ou en acquittant une facture d’importation ou une dette. La dépréciation globale du dinar par rapport à ces deux principales monnaies avoisinait les 19% entre 2010 et 2014. Cependant, si le rythme de dépréciation s’est fortement accéléré vis-à-vis du dollar, le taux de change du dinar s’est inscrit en hausse face à l’euro depuis le mois de juillet 2014. Une telle cagnotte s’est produite grâce à la faiblesse de l’euro par rapport au dollar.
Le taux de change effectif réel (taux de change nominal par rapport à un panier de devises des principaux pays partenaires et concurrents déflaté des prix locaux ou étrangers), exprimant le pouvoir d’achat d’une monnaie et mesurant la compétitivité prix d’une économie, a connu une dépréciation globale de 3,3% entre 2011 et 2014, en relation avec la baisse du taux nominal et surtout, de l’élargissement du différentiel d’inflation, notamment, avec la zone euro et les Etats-Unis.
En plus des tensions inflationnistes, le creusement de la valeur du dinar, durant les dernières années, trouve ses origines, fondamentalement, dans la détérioration de la balance commerciale, la chute des recettes touristiques et l’insuffisance des entrées nettes de capitaux qui ont placé le pays dans une situation acheteuse nette de devises. A cela s’ajoutent la dégradation de la conjoncture économique et la mollesse de la croissance, ainsi que la détérioration de la position budgétaire de l’Etat et le fléchissement de la productivité, comme facteurs de fragilisation de la monnaie nationale.
La nécessaire revue du régime de change
Cette situation a eu des effets dévastateurs sur l’économie. Les données disponibles sur la dette extérieure montrent que l’accroissement de l’encours en 2012 s’explique à raison de 26,8% par l’effet-change, soit 836 MD. Une augmentation de 10 millimes au niveau du taux de change dinar/dollar engendre des dépenses additionnelles de subvention de 30 MD, selon les prévisions de la loi de Finances 2015. D’ailleurs, la décrue actuelle des cours de pétrole sur le marché international n’aurait qu’un effet partiel sur le budget de l’Etat à cause de la forte dépréciation du dinar par rapport au dollar. La transmission des variations du taux de change nominal aux prix à la production et à la consommation n’est pas moins importante, malgré le poids des prix administrés. Aussi complexes qu’ils soient, les facteurs micro-structurels liés à l’attitude des opérateurs sur le marché de change ne devraient pas être sous-estimés dans l’explication du comportement du dinar.
Il ressort intuitivement de ce constat, que l’arrêt de l’hémorragie appelle un calibrage, voire une revue totale du régime de change mis en œuvre. Partant du principe que le débat sur le choix du régime de change optimal n’est pas tranché et qu’il importe de tenir compte de la situation du pays et des conditions économiques changeantes dans ce choix, il s’avère que le contexte ambiant n’appuie pas les politiques bipolaires, aux dépens du régime intermédiaire en vigueur.
Selon la classification du Fonds monétaire international, « le régime de change de la Tunisie est de jure un régime de taux flottant, mais il a opéré de facto comme un régime de parité mobile ». Officiellement, la Tunisie a choisi délibérément de rendre flexible la gestion de change et reformuler le cadre opérationnel de sa politique, en adoptant le fixing (moyenne des cotations sur le marché de change interbancaire) comme taux de référence au lieu d’un panier de monnaies. Mais, en fait et par peur de flottement, la parité de référence est modifiée régulièrement selon des paramètres prédéterminés ou de manière plus discrétionnaire afin de compenser partiellement au moins les écarts d’inflation avec le pays d’ancrage. Ce régime de parité mobile est un régime intermédiaire qui repose sur la variation aussi bien du taux de change que des avoirs de réserves pour ajuster les paiements extérieurs. Tout de même, la difficulté de cet ajustement a fait surgir deux régimes opposés qui se présentent comme thérapeutiques alternatives pour le redressement de la position extérieure : la flexibilisation d’un côté et l’arrimage ferme à l’antipode.
Flexibilité accrue : risque d’effondrement
Le taux de change du dinar a fait preuve, selon le Fonds monétaire international, d’une plus grande souplesse, mais pas de façon soutenue. Nombre d’instituons internationales, dont Le FMI, préconisent une flexibilité accrue du taux de change pour réduire les tensions sur les réserves. Toutefois, le problème qui se pose est que, le dinar tunisien est, actuellement, surévalué en terme réel par rapport à sa valeur d’équilibre, correspondant aux fondamentaux de l’économie. En d’autres termes, le taux de change du dinar est soutenu par les interventions de la Banque centrale sur le marché de change pour éviter une dépréciation plus marquée, devant refléter réellement l’état pernicieux des équilibres macroéconomiques. Ainsi, une flexibilité accrue du dinar signifie qu’il doit se déprécier davantage pour être calé sur ses fondamentaux et se remettre à son niveau d’équilibre. Mais est ce qu’une monnaie en dégringolade, à effets préjudiciables doit s’affaiblir encore plus pour produire des effets positifs ? Laisser une monnaie se déprécier peut, à certaines conditions, être un moyen pour rétablir la compétitivité d’une économie et résorber un déficit extérieur.
La première condition: l’effet volume des échanges l’emporte sur l’effet prix. Baptisée condition de Marshall-Lerner, ou théorème des élasticités critiques, elle signifie qu’une dépréciation réelle du taux de change améliore la balance commerciale d’un pays, si les échanges sont suffisamment sensibles aux variations des prix et que la somme des valeurs absolues des élasticités-prix de son offre d’exportation et de sa demande d’importation est supérieure à 1. Cette condition ne semble pas remplie au double plan structurel et conjoncturel. En effet, la grande partie des importations est rigide aux prix dans la mesure où la valeur des biens d’équipement et des matières premières et produis semi-finis représente en moyenne plus que la moitié des importations des biens, sans compter l’importation d’énergie. Du côté des exportations, la gestion du taux de change réel à joué, par le passé, en faveur de la compétitivité des exportations tunisiennes, mais la forte dépréciation du dinar n’a pas réussi, durant les dernières années, à soutenir le volume des exportations (échanges évalués aux prix constants), dont l’évolution était négative, soit, respectivement, -1,3% et -1,8% en 2013 et 2014. Le problème fondamental réside dans la faiblesse de la demande étrangère adressée à la Tunisie, que ce soit en provenance de la zone euro malgré la reprise enregistrée, ou en provenance de la Libye. Il relève, aussi, de l’ampleur des chocs d’offre qui a percuté certains secteurs exportateurs, en l’occurrence, le phosphate et le tourisme.
La deuxième condition: le taux de dépréciation ne doit être ni trop bas pour avoir des effets sur la compétitivité, ni trop élevé pour ne pas amener des mesures de rétorsion des pays concurrents. La surévaluation réelle du dinar est estimée à environ 5-10 % par le FMI, une cadence assez importante, pouvant être détectée et considérée par les autres pays, si la Banque centrale laisse filer le dinar.
La troisième condition porte sur le contexte de la dépréciation : l’idéal est que le mouvement de dépréciation se produit quand la conjoncture extérieure est favorable et ne concorde pas avec un climat de méfiance, ou de crise spéculative. Cette condition ne paraît pas évidente, au vu du manque de vigueur de la demande extérieure et de la persistance du sentiment d’attentisme et de méfiance des investisseurs étrangers, ce qui fait courir le risque d’une nette correction baissière, en cas de rapatriement massif de bénéfices, si l’économie tarde à voir le chemin de l’expansion.
La quatrième condition : la nécessité des mesures d’accompagnement, via, la compression de la demande, pour éviter qu’une hausse des prix n’annule les effets positifs de la dépréciation, et le renforcement de l’appareil de production. La situation est que l’économie accuse, déjà, un déficit de demande au titre de l’investissement et de l’exportation, d’autant plus que l’inflation est causée par les coûts. Le retour à la normale des secteurs exportateurs en difficulté demeure tributaire de la stabilité sociale et sécuritaire, dont les effets ne peuvent se faire, pleinement, sentir à court terme.
Arrimage ferme: action anticyclique limitée
Pour lutter contre l’inflation, certains experts proposent d’ancrer le dinar tunisien avec l’euro, et ce pour une durée déterminée et moyennant la fixation d’un intervalle de fluctuation. Ce régime de change a l’avantage d’être crédible et d’arrêter la spéculation. En revanche, il présente la contrainte d’adapter la politique monétaire (le niveau de taux d’intérêt) à celle de l’Union européenne. En effet, la Banque centrale européenne pratique, actuellement, des taux historiquement bas et a recours à des politiques non conventionnelles pour doper l’activité et combattre les menaces déflationnistes. La Tunisie, en choisissant d’arrimer le dinar à l’euro, doit être amenée à suivre une politique monétaire trop expansionniste, ce qui serait à l’encontre de sa tendance répressive qui consiste à relever le taux directeur afin de juguler l’inflation et hisser l’épargne. Une politique à contresens déboucherait, à terme, sur plus d’inflation et de perte de compétitivité tout en décourageant l’épargne, bref des résultats à l’encontre des effets escomptés. Faut-il préciser, par ailleurs, que les régimes de parité fixe requièrent une forte crédibilité des autorités monétaires, afin d’ancrer les anticipations inflationnistes et lutter contre l’inflation.
Ainsi, ce genre de régime limite l’autonomie de l’action monétaire et le recours aux autres politiques macroéconomiques de stabilisation, en l’occurrence, la politique budgétaire. Le potentiel de réaction aux chocs qui frappent de plein fouet l’économie nationale se trouverait, conséquemment, affaibli. De plus, les régimes fixes empêchent un ajustement externe en temps voulu. En cas de choc exogène (baisse de la demande étrangère qui réduit les exportations par exemple), les déficits courants sont d’autant plus élevés sans que le taux de change réel ne puisse s’ajuster.
Eu égard à ces considérations, les solutions « en coin » ne sont pas, à présent, en ligne avec les impératifs d’une gestion économique saine. Il est, ainsi, fortement recommandé sur le court terme, que la Banque centrale persévère sur la voie des régimes assurant un « compromis heureux entre l’ancrage fixe et le flottement libre », et continue à intervenir sur le marché de change pour soutenir le dinar, en réduire les fluctuations et en ajuster le niveau réel, conformément, aux exigences de l’état de l’économie. Etant conditionné par la disponibilité de réserves suffisantes pour défendre la parité, ce mode d’ajustement devrait être accompagné d’actions énergiques, dans le sens de réduire progressivement le déficit courant à tout prix, de mobiliser les ressources appropriées, et de décréter, le cas échéant, un contrôle de change. Dans le contexte actuel, la politique de change devait rester un instrument additionnel de politique macroéconomique et un levier puissant de stabilisation, pour sortir l’économie nationale de l’ornière et l’entraîner sur un sentier de croissance plus dynamique.