Qu’est-ce qui peut bien faire sortir le parti Hizb Ettahrir de son long mutisme et le faire redescendre dans la rue dans un mouvement de mobilisation pour appeler à l’édification d’un Califat, une semaine après la réélection de Kaïs Saïed pour un second mandat ?
On croyait cette période révolue, celle où l’antenne tunisienne du mouvement panislamiste radical arborait son étendard noir dans les rues tunisiennes, où ses barbus assiégeaient l’Avenue emblématique de la révolution pour la liberté et la dignité et donnaient de la voix pour revendiquer l’instauration d’un Etat théocratique régi par la Chariaâ.
Vendredi 11 octobre, ils sont revenus à l’avenue Habib Bourguiba pour manifester en soutien à la cause palestinienne. Rassemblés devant le Théâtre municipal de Tunis, les partisans du parti salafiste ont appelé à l’instauration du Califat.
L’appel lancé par diverses parties alliées du pouvoir, dont des partisans de Kaïs Saïed, ou de l’opposition, au lendemain de l’annonce des résultats du scrutin présidentiel, à tourner la page des tensions et des conflits politiques ne peut justifier la réapparition de ce mouvement islamiste radical dans l’espace public tunisien. Le dialogue national tant attendu et souhaité pour réconcilier les Tunisiens entre eux est censé réunir les forces vives de la nation qui sont mues par les mêmes idéaux d’ouverture, d’égalité, de liberté, de justice et de respect des croyances, et qui aspirent à un seul avenir pour le pays, celui de la modernité, de la démocratie et du progrès économique et technologique. L’idéologie salafiste n’en fait pas partie.
Après toutes les misères et les violences que les Tunisiens ont endurées de l’Islam politique, de ses prêches incendiaires dans les mosquées, de ses programmes d’enrôlement et d’embrigadement des jeunes et des moins jeunes, de sa stigmatisation des femmes, le retour en arrière, à cette période obscure de l’histoire de la Tunisie, n’est pas permis, même au nom de la sacro-sainte démocratie. Pour l’idéologie salafiste, la démocratie n’est qu’un moyen « légal » d’accéder au pouvoir ; une fois au sommet, l’objectif devient l’instauration d’une dictature théocratique.
A la surprise générale, sans aucun préalable, les partisans de Hizb Ettahrir ont, donc, resurgi sur la scène nationale, sans que personne comprenne le pourquoi du comment. La guerre à Gaza bat son plein depuis plus d’un an et c’est la première fois que le « Hizb » descend dans la rue pour lui manifester son soutien. Une petite recherche sur le Net va quelque peu éclairer notre lanterne, elle indique que la sortie du mouvement islamiste radical ce vendredi 11 octobre 2024 n’a pas eu lieu qu’à Tunis, des manifestations se sont déroulées simultanément en Allemagne et aux Pays-Bas, pour prôner l’instauration d’un Califat. Un Califat ? Maintenant ? Pourquoi ? Ce projet de dictature religieuse n’a aucune chance de voir le jour ni dans nos murs ni en Occident. En Tunisie, cette affaire a été réglée depuis le 25 juillet 2021 à la demande de la grande majorité des Tunisiens, ce choix a été confirmé par les résultats du scrutin présidentiel du 6 octobre qui ont propulsé Kaïs Saïed au sommet pour un second mandat.
Le taux vertigineux de 72% d’abstention démontre que les Tunisiens ne voulaient pas « sauver » le candidat des islamistes, ils auraient pu, avec leurs alliés, voter pour lui en masse et battre le président sortant. Ils ne l’ont pas fait. Dans les pays occidentaux, c’est pire, l’état de grâce est terminé, la chasse à l’Islam politique est menée sans répit et sans état d’âme, surtout depuis le 7 octobre 2023 et le déclenchement du « déluge d’Al Aqsa ».
Kaïs Saïed est connu pour être un conservateur avéré, et qu’il serait même, dit-on, en bons termes avec le porte-parole de Hizb Ettahrir, Ridha Belhaj, mais de là à remettre en selle ce mouvement radical qui fait peur aux Tunisiens, il est permis d’en douter.
Condamné en 2017 par la justice pour incitation à la haine, le parti Hizb Ettahrir a été interdit d’activité pour un mois. La formation politique islamiste radicale a, déjà, connu plusieurs déboires avec la justice tunisienne. Sa demande d’autorisation a été refusée une première fois en mars 2011, année de la chute du régime de Ben Ali, pour non-respect des dispositions de la loi du 3 mai 1988 dont l’article 8 interdit à tout parti politique de s’appuyer sur une religion, une langue, une race, un sexe, une région, pour définir ses principes et fixer ses objectifs et ses activités. Il l’obtiendra en juillet 2012 bien que ce parti appartienne à une mouvance panislamiste (créée dans les années 80) qui ne reconnaît pas le caractère civil de l’Etat et dont les principes reposent sur la souveraineté de la « Oumma » et sur l’instauration du Califat en tant que régime de gouvernance et la Chariaâ comme constitution.
La page de l’islamisme radical, de l’islamisme politique compatible avec la démocratie (une idée de Cheikh Rached Ghannouchi), est définitivement tournée en Tunisie. Elle a été écrite avec le sang des martyrs, elle restera gravée dans la mémoire collective.
Les Tunisiens entretiennent des relations apaisées avec la religion, plus personne ne se laissera berner par la bonne « foi » en politique et rien ni personne ne pourra changer cela. Le très fort taux d’abstentionnisme enregistré le 6 octobre dans le scrutin présidentiel doit être, cependant, appréhendé par l’Exécutif comme un avertissement. Il indique qu’il y a du mécontentement, voire de la colère, encore étouffés, que le climat général est comme le feu sous la cendre et que tout peut basculer à n’importe quel moment.
A l’heure actuelle, la Tunisie a besoin d’un sursaut économique et non d’un choc culturel et sociétal. Les Tunisiens ne renonceront plus à la démocratie et aux valeurs de liberté qu’elle porte après qu’ils ont goûté à leurs bienfaits. Mais pour avoir pris conscience, à travers les faits, que cette démocratie peut être seulement de façade, ils seront vigilants et ne tolèreront aucune dérive.
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