Pas de retour en arrière

La revendication est quasi générale. Pour un large pan de l’opinion publique, il n’est pas question de rouvrir les portails de l’ARP, gardés par les forces armées, devant les députés que le président Kaïs Saïed, sous la pression populaire, a gelés et privé de l’immunité parlementaire afin que l’institution judiciaire puisse faire son travail et juger ceux qui sont impliqués dans des affaires de terrorisme, de blanchiment d’argent, de financements occultes, de conflits d’intérêt, d’évasion fiscale. Ces députés voyous parmi ceux qui ont été élus en 2019 ont fait détester aux Tunisiens la politique, les partis, l’ARP et jusqu’à leur terre natale que beaucoup ont fuie, briguant plutôt l’émigration, qu’elle soit légale ou clandestine.  L’activation de l’article 80 de la Constitution par le président Kaïs Saïed le 25 juillet 2021 a permis de donner un coup d’arrêt à une institution en pleine dérive, l’ARP, sans bilan politique défendable et qui est également devenue l’arène de la violence politique et des manquements à l’éthique politique.
La deuxième revendication subséquente à la première est la reddition des comptes. Des têtes commencent à tomber certes, mais le rythme est lent, trop lent. Les Tunisiens s’attendaient dès le 26 juillet 2021 à voir les nombreux responsables de la faillite politique, économique et sociale de la Tunisie sous les verrous et répondre un à un de leurs actes devant la justice. Pour rétablir l’Etat de droit et combattre le système de l’impunité qui contrôle le pays depuis 2011, la justice doit donner des signes d’efficacité et d’efficience en frappant vite et fort, loin des sirènes de la vindicte. Or il n’en sera pas ainsi et il faut craindre une nouvelle détérioration de la situation.
Et pour cause : «La justice de Noureddine Bhiri est encore agissante et tire le processus du changement vers l’arrière», accusent des figures de l’opposition. Et il faut le croire : lundi dernier, pas moins de 45 juges ont déposé un recours judiciaire contre les décisions présidentielles du 25 juillet 2021. Dans un contexte démocratique, le recours en justice est un droit pour tout Tunisien. Mais qui sont ces 45 magistrats qui s’érigent contre «la volonté du peuple » ? Selon l’avocat et activiste politique Imed Ben Halima, ce sont des membres de l’Association des magistrats tunisiens, la structure qui s’est opposée à l’assignation à résidence surveillée  de l’ancien procureur général Béchir Akremi, accusé d’avoir bloqué la justice dans le traitement des assassinats politiques de Belaïd et Brahmi. «Les 7 membres de l’ATM siégeant dans le CSM se sont même opposés à l’ouverture d’une enquête sur Akremi», souligne l’avocat tout en minimisant leur action judiciaire du fait qu’ils sont une minorité (sur un total de 3000 juges judiciaires, financiers, administratifs).
Ce front islamiste anti-Kaïs Saïed explique en partie l’inertie et le statu quo judiciaires constatés après le 25 juillet et la fuite en avant de certains députés qui ne respectent ni la loi, ni les institutions. Les députés d’Al Karama convoqués lundi dernier par le juge d’instruction près le tribunal militaire de Tunis pour être entendus dans l’affaire de l’aéroport se sont absentés, après avoir été arrêtés une première fois et libérés pour vice de procédure. Quant aux affaires qui touchent directement ou indirectement le mouvement Ennahdha ou Rached Ghannouchi, elles n’ont pas encore été activées, tandis que les dirigeants d’Ennahdha qui ont mis de l’eau dans leur vin appellent de tous leurs vœux Kaïs Saïed à un dialogue national.
Malgré la lenteur, la machine de la reddition des comptes a commencé à tourner et la plus grande avancée concerne l’affaire du phosphate. Douze personnalités, dont un ministre, un député, un contrôleur d’Etat et deux directeurs généraux de la CPG, ont été mis en examen lundi dernier dans ce hold-up du siècle qui a coûté à l’Etat tunisien des ressources financières considérables et sa deuxième place mondiale en tant qu’exportateur de phosphate pendant des décennies. Une autre affaire mérite d’être signalée, celle des écoutes et l’assignation à résidence de l’ancien ministre nahdhaoui Anouar Maârouf.
Plus de quinze jours après l’annonce des décisions du 25 juillet, les Tunisiens, même les plus hésitants, les moins confiants et les plus récalcitrants, se sont rendus à l’évidence, à savoir que la chape de plomb d’Ennahdha est désormais levée. Le soulagement est salué par tous, y compris par ceux qui deux semaines auparavant n’avaient que des critiques pour le président Kaïs Saïed. Les langues se sont déliées et l’espoir a fait son come-back. Les frontières des revendications ont été repoussées et aujourd’hui, le changement du système politique est une urgence, pour certains.
Toutefois, des doutes et des craintes s’installent dans les esprits. Les risques de dérive sont trop grands et le retour à la normale, ce qu’on appelle la légitimité constitutionnelle souhaitée par tous les Tunisiens, est pavé de nombreuses interrogations : avec quel Parlement, avec quelles nouvelles règles ? Devant le mutisme du chef de l’Etat, les hypothèses et les suggestions vont bon train. Pour les pro-décisions du 25 juillet, comme la dirigeante du courant démocratique, Samia Abbou, l’ARP ne doit reprendre ses travaux qu’une fois assainie des députés qui ont souillé l’image de la Tunisie et du Parlement tunisien. Ces individus ont été épinglés par la Cour des comptes dans son rapport sur les élections de 2019, la justice doit dire son mot et les écarter. Mais les jours et les semaines passent sans que le président de la République donne des indices sur la voie qu’il entend prendre pour concrétiser tout cela. Faut-il se réjouir de sa prudence pour ne pas commettre les anciennes erreurs, ou s’inquiéter de son hésitation et son incapacité à trouver la perle rare qui occupera le fauteuil à la Kasbah ? Ce passage à vide est inquiétant, il est à risques, il donne le temps à la riposte à ceux qui ont été pris de court par les décisions du 25 juillet.
Or, les Tunisiens ont tourné la page d’Ennahdha et de son règne, ils ne reviendront plus en arrière.

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