Une structure narrative ambitieuse
Afin de ne pas s’égarer entre les récits de Bernanos et la mémoire défaillante de sa mère, qui soixante-quinze ans après les événements, est pleine de méandres et de trous, Lydie Salvayre consulte également quelques livres d’histoire pour reconstituer le plus précisément possible l’enchaînement des faits.
Deux voix entrelacées donc, celle horrifiée de Bernanos et celle éclatante de joie solaire de Montse, pour qui l’arrivée dans la ville catalane aux mains des milices libertaires fut la plus grande émotion de sa vie. La nécessité également pour l’auteur de faire revivre cette année 36 et cette envolée de révoltes libertaires, qui n’auront pas d’autres équivalents en Europe et qui seront sauvagement réprimées.
Si la voix de Bernanos se fait entendre, il faut bien avouer que Lydie Salvayre privilégie avant tout celle de Montse, et ce pour notre plus grand plaisir. Une voix vibrante, émouvante, une voix qui s’exprime dans un français bancal, que la mère maltraite et estropie en intercalant des mots espagnols et des mots français malmenés. Cette voix de Montse, qui abuse aussi de gros mots depuis sa maladie, comme si elle pouvait enfin se libérer de la censure sociale, est sans aucun doute le plus bel hommage qui soit d’une fille à sa mère, qui nous la rend aussi attachante qu’inoubliable. Un récit vivant porté par une plume aussi révoltée qu’ironique car il vaut mieux en rire qu’en pleurer, même si…
Un seul bémol, quelques phrases ou slogans écrits en espagnol, pour garder tout leur impact et leur intensité, ne sont malheureusement pas traduits en bas de page par la maison d’édition. Mais ne vous laissez pas décourager pour autant, car il serait bien dommage de passer à côté de toute la verve de Montse.
Conclusion
Ce témoignage romancé est important, historiquement bien sûr, pour découvrir le ressenti de républicains, d’une réfugiée, face à la montée et la prise de pouvoir du franquisme. Il l’est également littérairement, car il interroge sur la place du parler populaire et familier, utile pour retranscrire, divulguer une ambiance en la restituant fidèlement. De plus, le statut de réfugié, l’âge aidant, fait mélanger les langues.
Le revers de cette médaille tient à la place peut-être un peu trop grande faite à l’argot, qui plonge un peu trop le récit dans l’émotionnel, le ressenti, qui ont leur importance, mais la narration, du même coup, manque un peu de recul ; et les phrases, nombreuses, en espagnol, ne sont pas traduites. J’ai la chance de comprendre, mais, pour les autres, l’omission est fâcheuse.
Sur le fond, ce récit fait bien de parler du rôle de l’Eglise, de sa compromission et de son asservissement au régime qui est en train de s’instaurer dans ce pays. Dans le pieux VIIème arrondissement de Paris, cela crée un débat assez vif, créant, à tort, à mon sens, des réactions outrées, ou au moins de vive contrariété. L’Eglise peut se tromper : c’est ce qu’elle a fait pendant cette époque. Malgré ses travers formels, il s’agit bien d’un livre important, indépendamment du Goncourt qui lui a été décerné.
Farouk Bahri
*Pas pleurer de Lydie Salvayre, Ed. Seuil, 278 p.