La bataille est encore juridique et politique entre Ennahdha et ses alliés d’un côté, et les partisans du 25 juillet, de l’autre, jusqu’au 13 février courant, journée de manifestation pour « les anti-putsch » qui, face à « la fuite en avant » de Kaïs Saïed et la surdité des Tunisiens à leurs appels à la rébellion, sont passés aux menaces verbales contre pas moins que les forces armées, leur reprochant de se ranger du côté du président de la République, les appelant à les « soutenir dans leur quête de rétablir la légitimité » et leur promettant, s’ils résistent, de « leur faire payer» cela.
Les menaces ne s’arrêtent pas là et du côté des partenaires étrangers de la Tunisie, elles seraient même plus subtiles et plus sérieuses. Selon Josep Borelle, vice-président de la Commission européenne, c’est l’Union européenne, cette fois, qui serait en train « d’étudier l’arrêt de l’aide financière à la Tunisie». Inquiets du tournant qu’est en train de prendre la situation sous l’autorité exceptionnelle du décret présidentiel 117 du 22 septembre 2021, notamment suite à la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature et de l’emprise du chef de l’Etat sur tous les pouvoirs, les puissances occidentales commencent à parler ouvertement de sanctions financières qui pourraient être prises contre la Tunisie du 25 juillet. Menaces de grand impact sur le pays, à la veille d’un nouveau round de rencontres avec les représentants du FMI en vue de sortir du blocage financier imposé, discrètement, par les puissances étrangères. Discrètement, en effet, non pas par crainte d’une réaction « patriotique » hostile à ces puissances étrangères de la part de la population tunisienne, comme tentent de le faire croire certains analystes, mais parce que le contexte géopolitique mondial actuel très perturbé, en l’occurrence en Afrique du Nord (Libye) et la montée en puissance de la présence chinoise et russe en Afrique, ne permettent pas de mettre en péril la stabilité de la Tunisie, aux frontières d’un autre important foyer de tension entre l’Algérie et le Maroc.
Ceci ne signifie pas du tout que les sanctions européennes et/ou américaines ne tomberont jamais, on ne sait jamais où peuvent se cacher les intérêts de ces puissances, surtout si le président Kaïs Saïed va continuer de surprendre tout le monde avec, soit des visites nocturnes, tard dans la nuit ou à l’aube, au ministère de l’Intérieur pour faire des annonces importantes, soit la ratification de décrets présidentiels qui engagent tout le pays sans que les Tunisiens aient préalablement discuté leur contenu. Ces sanctions seraient même imminentes si l’on croit les infos ou intox qui tournent autour de l’assainissement des médias, des syndicats et avant eux, de l’ISIE en prévision des très prochaines échéances électorales, le référendum du 25 juillet sur les résultats de la consultation nationale et les Législatives anticipées du 17 décembre prochain.
Se trompe qui croit que Kaïs Saïed fait cavalier seul, qu’il ne consulte personne avant de prendre ses décisions, qu’il va droit vers un mur, celui de son projet politique que la quasi-totalité des forces de pression tunisiennes refusent, la démocratie de base. Selon des déclarations médiatiques de représentants de structures électives, partis politiques, Ordre des avocats, Ugtt, ainsi que des universitaires, des magistrats, le président Kaïs Saïed entretiendrait des contacts avec nombre d’entre eux pour des consultations sur les différents projets de réformes qui sont sur son bureau et que la plupart des Tunisiens revendiquent. Cela a été le cas pour la dissolution du CSM et peut-être est-ce le cas également pour les autres structures sus-citées.
Ceci dit, il apparaît que Kaïs Saïed n’est pas solitaire dans sa fuite en avant, il est conseillé par des experts de l’extérieur du Palais de Carthage et est même, peut-être, encouragé pour prendre certaines décisions. Il faudrait, alors, comprendre pourquoi ils le font dans l’ombre, pourquoi leurs voix sont si basses, sachant que Kaïs Saïed n’a pas le pouvoir de les faire taire ou de les empêcher de s’exprimer dans les radios, les télévisions ou encore sur les colonnes des journaux. Cette discrétion inopportune désormais, puisqu’il est clair que nous sommes passés aux menaces sérieuses, s’inspirerait-elle de celle de Kaïs Saïed et de sa Cheffe du gouvernement qui travaille sans parler, sans communiquer ?
Il n’y a plus de doutes que Kaïs Saïed a des alliés au sein des élites nationales, mais il y a aussi des inquiets, des suspicieux, des indécis et des antis. La dissolution du CSM a été un incendie, toujours pas maîtrisé, mais il a été contenu grâce, d’abord, aux magistrats, ceux qui ont dénoncé les abus opérés dans cette structure depuis longtemps déjà, et grâce aux avocats, dont le bâtonnier Brahim Bouderbala, qui se sont rangés du côté du projet de réforme de la justice pour mettre fin aux dérives et instaurer une véritable indépendance judiciaire. Mais l’inquiétude et le doute persistent, il y a également de la colère, notamment autour du décret numéro 11 du 12 février 2022 qui met en place le Conseil supérieur provisoire de la magistrature et ses articles qui attribuent des prérogatives illimitées au chef de l’Etat en termes de « carrières » des magistrats. Les membres de la famille judiciaire comprennent sans doute les tenants et les aboutissants de ce décret, mais qu’en est-il de l’opinion qui est terrorisée à l’idée d’une « guerre » entre le président de la République et les juges dont l’issue, si tel est le cas, ne peut qu’être catastrophique pour tous les Tunisiens. Kaïs Saïed doit cesser de travailler en catimini ou de ne parler, en présidant les Conseils ministériels, que de ses adversaires pour les critiquer.
Le chef de l’Etat doit parler aux Tunisiens pour les mettre en confiance, les rassurer et leur expliquer que, d’abord, en tant que président de la République, il n’est en guerre contre personne et que ce qu’il décide est dans l’intérêt de la Tunisie, en donnant bien sûr les éclairages et les explications nécessaires pour convaincre. C’est un minimum si Kaïs Saïed compte s’attaquer, après les magistrats, aux journalistes et aux syndicalistes et à l’importante et imposante Instance supérieure indépendante des elections (ISIE). Ce ne sera pas aisé pour lui et il aurait tout intérêt à mettre l’opinion « au parfum » de ses projets pour trouver le soutien le plus large et le plus fort possible, il en aura besoin, car il en a perdu beaucoup avec le gel de l’ARP puis celui du CSM.
La Tunisie traverse une étape politico-judiciaire par excellence, doublée d’une menace de faillite certaine alors que le pays s’engage dans une voie complexe et délicate de réformes tous azimuts, politique, économique, judiciaire, électorale… En ces temps difficiles, la Tunisie a besoin du soutien de ses amis et partenaires étrangers non seulement pour qu’ils l’aident à surmonter ses problèmes financiers, mais aussi à traverser les « champs de mines » pour arriver à bon port, celui de la reconstruction d’une véritable démocratie, comme ils l’aiment, comme la leur, telle qu’on en rêve : saine, viable, de justice, de droit, de liberté, qui rétablit la confiance en les institutions et qui préserve les droits de tout un chacun. Nos partenaires auront les moyens de juger par eux-mêmes de la justesse ou non des choix politiques, ils ne perdent rien à patienter avec les Tunisiens qui ne soutiennent pas Kaïs Saïed pour sa personne mais l’aident à concrétiser les mesures du 25 juillet qu’ils ont souhaitées et revendiquées très tôt, dès que les islamistes d’Ennahdha ont pris le pouvoir, du temps de la Troïka, et qu’ils en ont été chassés par le sit-in d’Errahil en 2013. Pour ce faire, ils devront enfin comprendre que la démocratie qu’ils défendent et soutiennent est restée au seuil du 14 janvier 2011 et qu’elle a été doublée par le variant islamiste, dévastateur.
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