Pauvreté en Tunisie : La dictature change de camp

Le dernier rapport de l’INS concernant la carte de la pauvreté en Tunisie (septembre 2020), élaboré avec le concours de la Banque mondiale, a prouvé, à son tour, que les Tunisiens ont toutes  les raisons de désespérer de leur classe dirigeante, de quelque bord politique qu’elle soit.  Réalisé à partir des données du dernier recensement général de la population et de l’habitat de 2014 et de l’enquête nationale sur le budget, la consommation et le niveau de vie des ménages de 2015, le rapport, qui présente le taux de pauvreté dans les 264 délégations du pays, démontre que la réalité économique et sociale des régions défavorisées est restée inchangée. Peut-être, s’est-elle même empirée !

 Dix ans après le soulèvement populaire contre la marginalisation et la pauvreté (alors que l’économie tunisienne se portait beaucoup mieux que maintenant) et après trois doubles scrutins démocratiques et neuf gouvernements, le Nord-Ouest et le Centre-Ouest continuent d’être les régions les plus pauvres, les plus déshéritées, comme avant 2011.  Le gouvernorat de Kasserine (Centre-Ouest) est le plus pauvre d’entre tous (taux de pauvreté 53,5% à la délégation de Hassi Frid), suivi de celui du Kef (Nord-Ouest) puis de Kairouan (Centre). Tout y manque : l’emploi, l’eau potable, l’école, la santé, l’électricité, les routes. Et depuis une décennie, il faut rajouter l’insécurité et le terrorisme qui nichent dans les montagnes qui plombent le Nord et le Centre Ouest.
Paradoxalement, ces régions ne sont pas les moins nanties en ressources naturelles, ni humaines. Au contraire. Le Nord-Ouest (Béja, Jendouba, le Kef), la région la plus pluvieuse, abrite le grenier de la Tunisie, son château d’eau, les denses forêts, la riche biodiversité, outre les eaux thermales favorables au développement du tourisme de montagne et un littoral marin aux grands atouts touristiques, à proximité de terres arables. Tout ce qu’il faut pour en faire des régions où il fait bon vivre. Le Centre-Ouest, quant à lui,  est le bassin des ressources énergétiques et minières et il s’y développe également une agriculture variée et abondante. Les produits du terroir sont très prisés, appréciés à l’échelle nationale. Des projets de développement régional et industriel y ont été réalisés par le passé, mais ils se sont avérés insuffisants, en l’absence d’une vision stratégique de développement global et inclusif pour toutes les régions. A la recherche d’un emploi et/ou d’une formation, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, ont opté pour l’exode vers les grandes agglomérations du littoral et vers le Grand-Tunis. Au fil des ans, les régions de l’Ouest se sont vidées et se sont davantage appauvries. Quand ils ont les moyens, leurs propres habitants vont investir ailleurs, au Nord-Est et sur la côte Est. Depuis 2011, l’instabilité sécuritaire et politique a accentué l’exode et la pauvreté s’est propagée dans toutes les régions et les villes. Il serait intéressant aujourd’hui pour les statisticiens d’étudier l’évolution de la pauvreté au sein des grandes agglomérations et dans les régions qui étaient plus riches avant 2011.

Pauvreté et enrichissement illicite
Après la « plus belle des révolutions », la Tunisie est plus pauvre, plus meurtrie, plus pessimiste. Ce sont les indicateurs économiques, les tensions sociales et les sondages d’opinion qui le disent. Le soulèvement populaire de 2011 contre la marginalisation et la pauvreté n’a pas atteint les objectifs affichés. Dix ans après, ni développement économique, ni progrès social, ni affranchissement des nombreuses tares reprochées à l’ancien régime, telles que la corruption, l’évasion fiscale, le népotisme. Les Tunisiens ont même eu droit à pire : la découverte de l’horreur du terrorisme et des visages de ses bourreaux et de ses défenseurs. Les priorités ont été bouleversées et le citoyen lambda se demande s’il faut placer en première ligne le chômage et le pouvoir d’achat ou la sécurité des personnes et des frontières ?
Le nombre croissant des candidats, de tout âge et des deux sexes, à l’émigration clandestine et au départ des cerveaux, fuyant vers des horizons plus prometteurs en dit long sur le réveil brutal des Tunisiens d’une chimère appelée Révolution de la dignité. Pour ceux qui restent au pays, ce n’est guère mieux. Progression du chômage, chute du pouvoir d’achat, dégradation de la qualité de vie et de l’éducation, de l’enseignement et de la formation,  régression de l’activité économique, Etat déficitaire et excessivement endetté. Toutes les entreprises publiques et privées, les institutions de tout bord, les salariés, les retraités sont en difficulté et lancent des cris de détresse. Rien ne va plus dans le pays du jasmin, sauf pour tout ce qui est illégal : l’économie informelle (entre 38% et 54% du PIB, contre 28% en 2010), la contrebande et le blanchiment d’argent qui connaissent leurs plus beaux jours, et l’insécurité. On est dans la république de la débrouille. Outre les saisies quotidiennes de marchandises de la contrebande, opérées par les services de la Douane des frontières aériennes, maritimes et terrestres,  un simple regard autour de soi permet de se rendre compte qu’au cours des dernières années, des Tunisiens se sont outrageusement enrichis, au moment où l’Etat a perdu toutes ses ressources et qu’il est surendetté et que d’autres Tunisiens se sont considérablement appauvris.  La classe moyenne a quasiment disparu.

La dictature des non-Etats
Pour beaucoup de citoyens, la Révolution de la dignité est morte avant de naître ; pour d’autres,  elle a été confisquée par les politiques et détournée de sa voie initiale par une idéologie islamiste extrémiste étrangère à la culture et l’éducation tunisiennes. Finalement, le résultat est le même : la situation a tourné au chaos, à l’anarchie et à des no man’s land dans le petit territoire national tunisien. La meilleure des illustrations est le siège d’Al Kamour et la ruine du bassin minier et de la CPG. Des zones, désormais de non-Etat. Des parties du territoire national soumises à une autre dictature, celle de la surenchère et de l’intransigeance jusqu’au-boutiste qui mènent au suicide collectif. La pauvreté peut-elle justifier tout cela, tout en sachant que le droit de protester, de revendiquer, de manifester est garanti par la Constitution de 2014 ?
Ce qui se passe dans le Sud tunisien au niveau des quelques champs pétroliers et gaziers, n’est plus un sit-in de revendications sociales,  c’est un siège, une pré-guerre, civile.  D’aucuns peuvent très bien imaginer l’évolution (sanguinaire) de cette situation si les soldats de l’Armée nationale, mobilisés dans cette région pour surveiller les frontières avec la Libye voisine, avaient tenté de déloger les sit-ineurs campés depuis des mois dans la zone militaire, interdite d’accès. Il est clair que les ordres, qui viennent d’en haut et peut-être aussi d’ailleurs, ont  intimé aux soldats de laisser faire. A quel prix ? Pourquoi Al Kamour (le Sud n’est pas la région la plus pauvre) ; pourquoi au Sud et pas au Nord ; pourquoi du côté de la Libye et pas de l’Algérie ou du littoral méditerranéen où sévissent les convois de la mort ? Qui sont réellement les sit-ineurs d’Al Kamour ? Des interrogations restent également en suspens pour ce qui concerne l’état de ruine atteint par le bassin minier après des mois et des années de blocage. Un crime contre l’économie nationale et contre l’ensemble des Tunisiens. Les responsables de cette catastrophe nationale doivent en répondre devant la justice et l’Histoire.
Au terme de dix ans d’un processus démocratique biaisé au gré des intérêts des partis politiques,  la Tunisie est encore plus mal qu’elle ne l’était en 2011.  L’influence des partis politiques et des lobbys de tout genre ont paralysé l’Etat et avorté toute tentative de déblocage. Jusqu’à aujourd’hui, les dirigeants sont incapables de s’entendre et de s’unir autour d’un seul objectif, aussi urgent que la lutte contre la pauvreté, ce slogan sur lequel ils ont tous bâti leurs discours révolutionnaires et leurs campagnes électorales. Puis, plus rien.

Related posts

Charles-Nicolle : première kératoplastie endothéliale ultra-mince en Tunisie

Affaire du complot : Qui sont les accusés en fuite ?

Une opération sécuritaire inédite : Saisie de plus d’un million de comprimés d’ecstasy (Vidéo)