En cette fin d’année particulièrement conflictuelle et perturbée dans une grande partie du monde, les vœux pour la nouvelle année se confondent avec les démons et les cadavres que lègue l’année qui s’apprête à s’éclipser. Guerres sanguinaires, populations civiles martyrisées et déplacées, retraçage en vue de la carte du Moyen-Orient, économies mondiale et nationales en récession avec prévisions négatives… Verrons-nous, enfin, la fin des guerres et des calvaires ou devons-nous nous soustraire à leur exacerbation ou encore à l’émergence de nouveaux conflits armés ? Dans le monde comme dans nos murs, l’ambiance est incertaine, sujette à l’inquiétude et à l’anxiété.
Malgré l’ambiance morose imposée par des difficultés économiques internes et des secousses géopolitiques externes, il n’est pas abusif d’attribuer à l’année 2024 quelques réalisations dont les effets méritent d’être indiqués. Sur le plan politique, le pari tenu de l’élection présidentielle dans les délais constitutionnels, après des doutes exprimés par toutes les oppositions. Un événement majeur, à l’impact évident. Le scrutin présidentiel du 6 octobre conclu avec le plébiscite du candidat Kaïs Saïed dès le premier tour, près de 2,5 millions de voix (près de 91% des suffrages exprimés), a eu une conséquence flagrante : toutes les voix dissidentes se sont tues, sauf sur les réseaux sociaux, signe de résignation d’autant qu’aucun des deux autres candidats à la Présidentielle n’a présenté de recours contestant les résultats du scrutin, en dépit d’une campagne électorale entachée d’accusations de changement des règles du jeu électoral quelques jours avant le scrutin, en référence à l’amendement de la Loi électorale. Depuis, les médias se sont, également, assagis, après une décennie bouillonnante, quand d’autres ont tout simplement mis la clé sous la porte.
Les temps sont durs pour ceux qui ont cru avoir gagné la bataille de la liberté d’expression, le retour de manivelle est douloureux quand les libertés, ô combien vénérées, se muent en abus. C’est du moins ce que pensent la plupart des Tunisiens qui, en contrepartie, n’ont pas levé le petit doigt pour défendre ceux qui sont censés être leur porte-voix et leur relai auprès des pouvoirs publics. Si bien qu’aujourd’hui, des journalistes, des activistes, des politiques sont sous la coupe de la justice, privés de tout relai populaire, hormis leurs proches et les amis qui restent. Ce verrouillage, approuvé par certains, reste, toutefois, en travers de la gorge de bon nombre de Tunisiens qui souhaiteraient de nouveau respirer un vent de liberté, purifié, y compris par ceux qui soutiennent jusqu’à ce jour le coup de force du 25 juillet 2021 et le processus qui s’est ensuivi.
En 2021, la Tunisie a été extirpée des griffes de l’Islam politique et de sa démocratie de façade, une potion qui s’est avérée empoisonnée, sans le déversement de la moindre goutte de sang mais sans, non plus, la moindre possibilité d’une réconciliation nationale. Kaïs Saïed a choisi la reddition des comptes judiciaire et de rendre au peuple tunisien par la force de la loi ce qui lui a été spolié. Une « guerre » difficile et hargneuse à tout point de vue, qui n’a épargné aucun domaine touché par la corruption et qui s’est imposée par le biais du recul des libertés, considéré comme indispensable par l’Autorité politique dans un contexte de divisions et de suspicions de complots contre la sûreté de l’Etat. Résultat : des arrestations de personnalités politiques, médiatiques, économiques et publiques qui, en dépit de toutes les justifications, restent des épines dans les deux pieds du système : l’Exécutif et le Judiciaire. Un lourd tribut. Dès lors, il n’y a plus de partis (des vestiges de partis), plus de classe politique (en berne), plus de débats (politiques), plus de leaders, ceux qui ont choisi la fuite à l’étranger pour, selon eux, échapper aux procès politiques, ne peuvent plus s’enorgueillir d’une quelconque légitimité, c’est la mort politique quand on a déserté l’arène du combat militant.
L’ampleur de la corruption
Le statu quo politique faisant suite à l’élection présidentielle a permis au président réélu d’investir le terrain de l’économique et surtout celui du social, promesse de campagne électorale placée sous le slogan « construction et édification ». Un rythme effréné de visites inopinées qui se sont révélées être une succession de coups de pied dans de nombreuses fourmilières qui infestent et gangrènent les biens publics. Et il y en a. Partout. Les Tunisiens découvrent et scrutent, hébétés. Dans tous les domaines d’activité et particulièrement dans celui de l’agriculture, le nerf gordien de l’économie nationale, dans celui du transport public, celui de la santé publique, des domaines de l’Etat, le patrimoine, l’environnement urbain… L’abandon. Le chaos.
Le voile levé sur l’ampleur de la corruption et de la dilapidation des biens publics, dans divers domaines publics donne du crédit au volontarisme de Kaïs Saïed qui paraît prendre à bras le corps son mandat économique et social par excellence, ne reculant devant aucun obstacle, sans pour autant avoir les moyens de ses ambitions. Déterminée à ne pas emprunter auprès du FMI sous des conditions irréalisables et à être ainsi privée de financements extérieurs, la Tunisie a dû se rabattre sur les moyens du bord, dont l’endettement interne auprès des banques tunisiennes, et sur l’austérité. Une perche ou une corde, c’est selon l’angle de vue, maniée avec prudence et dosage qui a, tout de même, permis à la Tunisie d’éviter le pire, la faillite de l’Etat, présagée par la quasi-totalité des experts économiques. De petits signes de reprise, sans doute, avec même le respect des engagements extérieurs en termes de dette publique, grâce notamment au bon résultat du tourisme, des exportations agricoles et aux transferts des Tunisiens résidant à l’étranger mais qui ne permettent pas de sortir de la situation difficile dans laquelle se trouve la Tunisie, un déficit financier abyssal inhérent au lourd legs en crédits étrangers laissé par la décennie du chaos.
Perturbations régionales et internationales
Particulièrement sanguinaire, l’année 2024 a été le théâtre et le témoin de l’un des génocides, perpétrés contre une population désarmée et démunie, qui marque l’histoire de l’humanité. Sur fond de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, selon l’ordonnance de la Cour pénale internationale, l’année qui s’apprête à tirer sa révérence laisse derrière elle une récession économique mondiale et des tensions politiques et sociales dans plusieurs pays à travers le monde. La Tunisie n’est pas en reste, des défis majeurs continuent d’entraver son essor et son salut, ils sont sécuritaires, économiques, financiers, sociaux, énergétiques et diplomatiques.
Si pour les quatre premiers défis, des stratégies et des plans d’action nationaux ont été mis au point et sont en cours d’être peaufinés ou de chercher des financements, comme c’est le cas des sociétés communautaires pour contrer le fort taux du chômage et les mesures de solidarité avec les femmes rurales, les deux derniers dépendent en grande partie de l’évolution de la situation dans les foyers de tension, à savoir l’Europe (guerre en Ukraine), le Moyen-Orient (la guerre israélienne contre Gaza et aujourd’hui la prise de la Syrie), l’Afrique (guerre fratricide au Soudan), la question sino-américaine autour de Taïwan (une guerre mondiale en perspective) et le différend entre les deux Corées (il implique la Russie, les USA et la Chine). Toutes ces tensions menacent directement et indirectement la stabilité de la Tunisie à travers ses relations étrangères bilatérales et multilatérales. Le monde devient de plus en plus étroit et vulnérable sous l’emprise des puissances occidentales, Washington en tête qui fait la pluie et le beau temps (par la force) dans les quatre coins du monde, là où se trouvent ses intérêts économiques. Et pour ne rien oublier, le Maghreb, cette région plombée par la question du Sahara occidental qui enfle de jour en jour inexorablement vers l’explosion. La conjoncture nécessite beaucoup de sagesse de la part de tous les voisins pour épargner la région d’un avenir incertain ou incendiaire.
Nul doute que les institutions nationales et de l’Etat sont sur la voie de l’assainissement et de la réhabilitation grâce à une lutte déterminée contre la corruption et le blocage des projets publics, que l’Exécutif est sur le pied de guerre contre le lourd héritage de décennies de gestion des affaires de l’Etat sur la base du clientélisme et du népotisme, mais il manque le dynamisme, la vivacité, l’entrain et l’animation qui caractérisent une vie politique, économique, sociale et culturelle saine.
Le président de la Ligue des droits de l’homme, Bassam Trifi, a saisi l’occasion de la célébration du 14e anniversaire de la révolution du 17 décembre 2010-14 janvier 2011, dans le cadre d’une table ronde organisée le 18 décembre par le Syndicat national des journalistes tunisiens, pour lancer un appel à une « trêve politique et sociale et à l’arrêt de l’application du décret 54 » sur la base duquel « des centaines de personnes sont en prison ».
La proposition mérite d’être examinée par toutes les parties – pouvoirs publics, politiques, économiques, syndicales, civiles – concernées par la stabilité du pays et intéressées par son réveil économique, car trop de temps a été gaspillé à satisfaire les égos, à entretenir les divergences et à attendre un nouveau lendemain.