Le fond de l’air dans le pays est lourd, comme avant les grandes confrontations. Les responsables politiques et syndicaux ont mis le feu aux moissons. Au-delà des manifestations désormais rituelles, au-delà de ces mécontents qui entendent ne rien lâcher, au-delà des déclarations «guerrières» et des turbulences, cette situation a montré la coupure béante qui s’est creusée entre le pouvoir et l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Elle a déclenché une controverse nationale sans précédent. Car elle touche à l’essentiel : comment restaurer la confiance dans cette gigantesque entreprise de détestation mutuelle. Et comment y parvenir en ces temps de trouble et de désordre où la société à vif s’embrase à la moindre étincelle, où une sorte de haine semble avoir dominé les esprits, où l’opposant devient immédiatement l’ennemi mortel. Cette crise se creuse depuis plus de trois ans. Plusieurs coups de semonce auraient dû sonner l’alarme. Les responsables politiques et syndicaux, fort peu responsables ou complètement irresponsables en l’occurrence, les ont dramatiquement ignorés. Un sentiment commun anime aujourd’hui les deux camps : une hystérie polémique. Comme souvent dans l’Histoire récente de notre pays, la montée des extrêmes s’accompagne d’un effet miroir. À la radicalisation de l’UGTT répond celle d’un pouvoir qui a fait de «l’autorité de l’État» le credo de sa politique. Sidéré, le peuple compte les points sans toujours réaliser l’ampleur du risque pour le pays. Ce spectacle offert par les deux camps est celui d’un naufrage. Il faut avoir une imagination débordante ou faire preuve d’une dose élevée de mauvaise foi, ou les deux en même temps, pour continuer à ignorer cette évidence. Jouer «la posture de patriote», c’est se tromper de combat et desservir une cause. Il y a suffisamment de problèmes dans ce pays pour ne pas en inventer d’autres. La querelle ne semble pas près de s’arrêter. Depuis plusieurs semaines, les attaques tous azimuts dans les deux camps se sont multipliées. Certes, il est déjà arrivé par le passé que la relation entre le pouvoir et la Centrale syndicale traverse des épisodes orageux. Mais la crise actuelle est plus profonde que d’habitude et, surtout, personne ne semble avoir envie, côté pouvoir et syndicalistes, d’y mettre un terme. Une «ligne rouge» sépare pour l’instant le pouvoir de la Centrale syndicale. Pourrait-elle être franchie elle aussi ? Tout dépendra évidemment des évolutions à venir, mais le jeu en vaut-il la chandelle ? La stratégie déployée par le pouvoir consiste à contourner la Centrale syndicale par une sorte d’»appel à la base». Cette tactique est rodée et se résume en une seule explication : faire savoir que le président n’a aucune intention de se placer dans la main de l’UGTT et que la proposition d’un « dialogue national» n’est pas sa feuille de route. L’UGTT met en garde le chef de l’État contre la tentation, «l’erreur», insistent ses dirigeants, de penser qu’il est encore possible de décider seul. Dialoguer ! Une nécessité en temps normal. Mais dans un système politique, syndical et institutionnel grippé, on ne dialogue presque plus. Et les responsables au pouvoir persistent à penser qu’aller au dialogue serait disculper le «système prédateur» régi, pendant une décennie, par les petits arrangements de «partage du gâteau» ! Qui sortira vainqueur d’une empoignade aussi confuse ? Ou plutôt qui ne paraîtra perdant ? La crise risque de s’accélérer dangereusement. Ce que les spécialistes appellent un scénario» perdant – perdant» pour le pouvoir et pour la Centrale syndicale dominera alors les prochains jours. Reste que la «victoire» en politique n’appartient qu’à ceux qui sauront se montrer dignes de leur patrie. <
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