On a bien cru qu’un projet démocratique était possible en Tunisie moyennant le soutien et l’expérience des anciennes démocraties occidentales, soucieuses d’exporter leurs modèles de gouvernance, que nous appréciions tant et que nous souhaitions adopter. Tous les Tunisiens ont cru être prêts, après 54 ans de parti unique, à mener à terme ce projet et faire de ce pays la première démocratie arabe inspirée des démocraties occidentales, « une démocratie qui ferait gagner dès la première année au moins 2 points de croissance », promettait-on alors (en 2011) aux Tunisiens assoiffés de liberté. Mais c’était sans compter avec l’avènement de l’islam politique et ses figures, débarquées de l’étranger après le départ de Ben Ali, qui ont aussitôt pris le pouvoir et gouverné sans la moindre expérience dans la gestion des affaires de l’Etat ni l’envergure des hommes d’Etat.
Les trois premières années du mariage forcé de cette démocratie naissante avec l’islam radical ont donné le ton à cette alliance contre-nature, qui finira, quelques années plus tard, par mettre à genoux un pays jadis prospère, grâce au génie de ses bâtisseurs. Le défunt Béji Caïd Essebsi a été l’un des défenseurs majeurs de la thèse de la viabilité de l’alliance islam et démocratie, mais c’était après que le leader du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, eut annoncé la mue de son mouvement en un parti civil. BCE évoquait l’islam en tant que religion majoritaire des Tunisiens et non pas en tant que modèle politique et idéologique des Frères musulmans. En dépit, donc, de la mise en place d’un arsenal juridique et institutionnel instaurant les bases d’un système démocratique très avancé, dont la Constitution de 2014, la mauvaise gouvernance politique, économique et sociale a sonné le glas d’un pays qui, avant les événements de 2011, était classé par les institutions internationales parmi les pays émergents. La colère grandissante des Tunisiens aujourd’hui contre le mouvement Ennahdha n’est pas gratuite. Beaucoup reprochent aux dirigeants islamistes d’avoir usurpé la Révolution dont ils n’étaient pas les initiateurs et d’en avoir profité pour servir leurs propres intérêts au détriment de ceux du pays, aujourd’hui à bout de souffle.
Que les nahdhaouis ne soient pas de bons gouvernants, c’est désormais un avis largement partagé, sauf par les nahdhaouis eux-mêmes et leurs alliés (de circonstance). Le bilan de leur décennie au pouvoir est on ne peut plus parlant et leur entêtement à réfuter toute responsabilité en prétextant ne pas gouverner seuls, accroît davantage la défiance à leur égard et écorche leur image et leur crédibilité. Une image mise à mal par la maîtrise du double discours et par les démonstrations de force, dont la manifestation du 27 février dernier. Rached Ghannouchi avait-il besoin de se jauger et de se mesurer à Abir Moussi ou à Hamma Hammami en descendant dans la rue pour rassurer ses disciples de l’intérieur et ses soutiens de l’extérieur ? L’exhibition d’autant de forces logistiques et financières a une autre lecture que Rached Ghannouchi et ses conseillers ne veulent sans doute pas faire : le sentiment d’être à bout de souffle, de ne plus contrôler la situation ou sur le point d’en perdre le contrôle, sans compter que la sortie du parti au pouvoir sur l’avenue Mohamed V pour imposer ses choix politiques risque d’exacerber les tensions et les contestations.
En descendant dans la rue, les nahdhaouis ont appelé à la mise en place de la Cour constitutionnelle, ils ont eu dix ans pour le faire ; ils ont appelé à l’unité des Tunisiens, ils ont eu dix ans pour rassurer leurs compatriotes et les convaincre de leur bonne foi et de leur volonté de servir la Tunisie et rien que la Tunisie ; ils ont appelé à préserver les institutions et l’actuel Chef du gouvernement, Hichem Mechichi, leur homme de main, après plus d’un mois de blocage du gouvernement et alors que les voix se font de plus en plus pressantes appelant à sa démission. Et ça parle d’unité !
Ennahdha qui a longuement, minutieusement et financièrement préparé sa manifestation pour impressionner les opposants, les détracteurs et surtout le président de la République, qui ne cède rien, n’a malheureusement pas bien choisi son jour. La manifestation est survenue quelques jours après la publication du rapport de l’Agence Moody’s qui a dégradé la notation de la Tunisie à B3 avec perspectives négatives et qui a pointé la faiblesse de la gouvernance en Tunisie ; une dégringolade qui s’inscrit dans le bilan chaotique du mouvement Ennahdha et de ceux qui ont gouverné avec lui tout au long des dix dernières années. Elle s’est déroulée, aussi, au moment où la crise sanitaire bat encore son plein, que son impact économique et social s’aggrave de jour en jour et que le vaccin n’est toujours pas arrivé sur le sol national, alors qu’il avait été annoncé pour la mi-février, tout en sachant que la Tunisie est l’un des derniers pays à n’avoir pas commencé la vaccination.
Cette sortie politique a nargué les restrictions sanitaires, les soignants qui se battent à leur corps défendant contre la Covid-19 depuis plus d’une année, les secteurs économiques aux arrêts à cause de la pandémie et le comité scientifique qui veille non sans difficultés à la bonne marche de la stratégie de lutte contre le coronavirus. D’autres manifestations de rue ont bien eu lieu mais aucune d’entre elles n’a mobilisé autant de personnes dans un même espace. Cette manifestation a été décidée par le premier parti dans le pays et dans le Parlement au moment où le pays va plus mal que jamais. Ennahdha également. Nous n’évoquerons pas ici le front anti-Ghannouchi au sein du mouvement, mais les vils comportements qui ont entaché la manifestation du 27 février, qui font honte aux hommes autant qu’aux femmes de quelque bord qu’ils soient : le harcèlement des femmes journalistes et les agressions qui ont ciblé tous les journalistes alors qu’ils accomplissaient leur mission. Une centaine de plaintes sont parvenues au SNJT. Un comportement condamnable, qui trahit la misogynie, l’intolérance, la haine, mais surtout indigne de n’importe quelle formation politique. S’agissant d’Ennahdha qui se prévaut de toutes les vertus véhiculées par la religion, on s’attend à ce que des mesures disciplinaires internes soient prises pour laver cette souillure.
Au pays de « la Révolution du jasmin », comme l’ont baptisé nos amis américains, rien ne va plus ! Le temps est gris et les horizons sont sombres. Le FMI, telle une épée de Damoclès, nous rappelle tout le temps qu’il faut prendre des décisions impopulaires pour enclencher la sortie de crise économique et sociale. Mais les gouvernants ne le veulent pas, ils craignent la révolte de la rue contre eux. Alors, ils restent au pouvoir et ne font rien, laissant la situation pourrir. Jusqu’à quand ?
Ghannouchi a appelé à l’unité des Tunisiens sur l’avenue Mohamed V. De quelle unité parlait-il alors qu’il est en plein bras de fer avec le président Kaïs Saïed, plus décidé que jamais à leur barrer la route ?
Des bruits de coulisses parlent d’un plan dans la tête de Kaïs Saïed : réduire l’influence d’Ennahdha à la Kasbah en nommant un autre chef de gouvernement. Le blocage risque donc de durer encore longtemps, tant que le contrepoids parlementaire restera entre les mains de Rached Ghannouchi.
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