L’Institut des Études Stratégiques en Tunisie vient de publier une affiche invitant au débat avec une question le moins que l’on puisse qualifier est de : « Bizarre » !
Adel Ben Youssef
Bizarre pour deux raisons essentielles : d’une part, sa formulation, car la Tunisie n’est pas en situation de faillite pour qu’elle soit sauvée. D’autre part, car elle émane de l’Institut des Études Stratégiques (ITES) qui a vocation à se poser des questions sur des horizons lointains (très long terme) et non pas sur des questions qui ont un lien avec l’échéance électorale de 2019.
Économiste, Expert pour le compte de plusieurs organismes internationaux, en vacance, j’ai pris la question au sérieux et je voudrais y répondre en essayant d’être synthétique dans cette courte note. Pour formuler une réponse différente et exprimer un point de vue complémentaire aux solutions classiques, je propose de se concentrer sur les évolutions qui conditionnent l’économie. Ces conditions qui déterminent l’économie obéissent à des mécanismes de long terme et ne peuvent être corrigés à court terme. La Tunisie a besoin d’une stratégie claire dont les lignes doivent être consensuelles pour faire face à la triple transition à laquelle elle est confrontée : une transition démographique, une transition politique et une transition technologique.
Les dynamiques démographiques vont peser lourdement sur les équilibres économiques dans les années à venir
La démographie est la source de la plupart des mécanismes économiques et les économistes ont la fâcheuse tendance à la sous-estimer ou à l’oublier. La Tunisie est le plus vieux pays du continent Africain. L’âge moyen est de plus de 30 ans. Nous avons ainsi entamé notre transition démographique – malheureusement sans avoir réalisé des taux de croissance à deux chiffres comme dans le cas des pays de l’Asie. La plupart des miracles des pays asiatiques ont eu lieu car ces pays ont profité de la transition démographique. Une partie de l’Afrique est en train de faire de même (l’Ouganda et le Niger ont un âge moyen de 15 ans !). Dans cette fenêtre de tir, la proportion des jeunes est très importante comparativement à celle des plus de 60 ans. Le pays peut croître car la majeure partie de la population est au travail et le fardeau des dettes et de l’éducation est réduit. Or en Tunisie, nous allons être confrontés – de plus en plus – à une contrainte forte relativement au financement des retraites et à la non-exploitation des compétences de cette frange de la population.Une grande partie de cette population est productive et utile et devrait être exploitée d’une manière ou d’une autre. Assurer des mécanismes de financement des retraites à long terme dont les sources ne peuvent plus reposer uniquement sur les contributions des entreprises est un défi majeur. Il y va de la stabilité de la société et des anticipations des familles. L’inquiétude grandissante provoquée par le dernier épisode du retard de versement des retraites a eu un impact sur toute la population. Cela provoque une source d’incertitude non pas chez les retraités mais également chez toutes les franges de la population y compris les investisseurs.
Mais les mécanismes démographiques vont au-delà des équilibres occupés/retraités. La Tunisie est et sera confrontée à des mécanismes d’immigration de masse, en partie liés aux changements climatiques. Alors qu’une grande partie de sa jeunesse dorée, cherche à partir en Europe ou ailleurs pour de meilleures opportunités, la pression sur la demande d’emploi va s’accentuer. De nombreux secteurs stratégiques sont en manque de profils. Et l’apparition d’une population d’immigrés – pour la plupart en situation irrégulière – travaillant dans des conditions hors de la législation du travail permet de soulager les entreprises, mais pose un problème structurel à l’économie. Cette population ne cesse d’être visible et grandissante dans tous les domaines de l’économie : Bâtiment, travail domestique, menuiserie, mécanique, manutention, centres d’appels… La jeunesse tunisienne fuit les travaux « pénibles » et un phénomène de substitution a lieu dont les employeurs peu scrupuleux en bénéficient. Ce phénomène va s’accentuer et la Tunisie a tout à gagner de développer une véritable stratégie d’attraction des hauts potentiels et profils pour une immigration organisée et choisie. Car les pénuries touchent aussi des secteurs stratégiques comme les développements informatiques, l’industrie hôtelière, la restauration, l’agriculture…et une main d’œuvre qualifiée et bon marché pourrait être un argument de taille dans l’implantation des multinationales.
Résoudre les problèmes économiques de la Tunisie nécessite au préalable de résoudre les problèmes démographiques dont les mécanismes à long terme sont connus et nécessitent des études stratégiques poussées. Les solutions doivent être discutées de manière démocratiques et acceptées de manière consensuelle par toute la société. Des efforts sont à consentir par toutes les parties prenantes pour assurer la viabilité des financements de retraite à long terme et la compétitivité de l’économie (relèvement des taux de prélèvements, une plus grande contribution du patronat, limiter le travail au noir, limiter les augmentations des pensions, développer des mécanismes de travail partiel pour les retraités, assouplir la législation sur les travailleurs étrangers…).
Les transitions politique et de gouvernance sont longues et le chemin parcouru est relativement court
La Tunisie a entamé un processus de transition politique depuis 2011. Ce processus aspire à davantage de démocratie et à davantage de participation des citoyens dans la prise de décision. Les institutions politiques sont pour la majorité jeunes ou genèse. Les pratiques démocratiques s’installent petit à petit avec parfois un scepticisme exagéré des citoyens. Plusieurs élections ont été organisées et se sont bien déroulées. Une nouvelle constitution a été adoptée en 2014. Les débats idéologiques et de société sont bien là et les divisions sont apparentes. Dans une société aussi homogène, il est frappant de voir l’ampleur des lignes de fractures. Sur presque tous les sujets de société, deux Tunisie existent. Ceci est flatteur pour ma part et ne m’inquiète guère. Mais les enjeux de la transition politique se situent à d’autres niveaux que la simple confrontation des visions entre une Tunisie progressiste et une Tunisie conservatrice. Il s’agit d’une part du passage véritable à une gouvernance locale et d’autre part à la résolution du système de prise de décision politique actuel.
Le code des collectivités locales a été adopté en 2018. Les élections municipales ont eu lieu et ont été une réussite.Un tiers des élus vient de la société civile. Une forte présence des femmes et des jeunes parmi les nouveaux conseillers municipaux. Le passage à une démocratie locale et une gouvernance locale est acté ! Mais le transfert des compétences et du budget est un processus qui devrait s’opérer sur 30 ans ! C’est cette transition lente vers un nouveau modèle plus proche des citoyens qui permettra de mieux servir les acteurs locaux et d’être à la source de nouvelles dynamiques territoriales et économiques. Dans sa version actuelle, les 350 municipalités ont des défis monstres avec des budgets ridicules et des attentes immenses. Expliquer aux citoyens les enjeux de cette transition, la manières de la réussir et la manière d’y contribuer – ceci passe nécessairement par la récolte de l’impôt local. Dans certaines mairies, seulement 2 à 10% de la population paient l’impôt local. Nul développement sans cette contribution.
La réussite de ce nouveau modèle dépendra en grande partie de la capacité de l’Etat à réformer l’administration centrale pléthorique et à redéfinir son rôle. Or, des résistances fortes sont observées de nos jours. Dans un mode de gouvernance locale, le pouvoir central perd de ses prérogatives et cela est normal. Dès lors, les fonctions territoriales devraient être renforcées et les administrations centrales délestées. Cette réforme est fondamentale dans la réussite du nouveau modèle de gouvernance en Tunisie. Comment s’y prendre ? Pour le moment le dessin n’est pas si clair pour la plupart des tunisiens et une étude stratégique sur ce transfert des pouvoirs devrait être lancée. Les recrutements dans les mairies sont bloqués alors que les besoins en compétences sont immenses et les chantiers sont importants ! Pire, dans certains cas nous avons des aberrations. Une police municipale sous l’autorité du ministère de l’Intérieur et non pas sous l’autorité du Maire !!! Des effectifs insuffisants ! Certaines municipalités de 200 000 habitants ont seulement 5 ou 6 agents de police municipale ? Une redéfinition de l’administration centrale et sa décentralisation est une urgence absolue.
Sur un autre plan, la transition politique tunisienne a conduit à des pièges en termes d’émiettement du pouvoir. Aujourd’hui, le parlement est puissant mais davantage bloquant que proposant des solutions concrètes aux soucis des citoyens. Le gouvernement ne peut mettre en place des politiques économiques ambitieuses et difficiles dans un contexte où il est coincé entre le parlement, un président avec un gouvernement bis de conseillers et des syndicats dépassant leurs fonctions pour influer sur tous les choix des réformes économiques et sociales. Dans le contexte actuel, une demande des syndicats d’une augmentation de plus de 10% des salaires donnerait le coup fatal au dinar et à sa valeur.
Le processus de prise de décision politique devrait être revu et une réforme institutionnelle ambitieuse est nécessaire pour ne pas gager définitivement nos chances dans le futur. On ne peut avancer à coup de « Quartet » – « Carthage 1 » – « Carthage 2 » et de consensus mous et à contre-sens …. Il est nécessaire de disposer d’un pouvoir fort et d’un gouvernement fort dans un contexte économique tendu. Ce pouvoir doit proposer des solutions et laisser au gouvernement le temps de les mettre en œuvre.
L’incertitude politique handicape le développement économique et l’investissement.
La transition technologique a eu lieu et les forces d’inertie empêchent d’en bénéficier
La Tunisie fait partie des pays les plus avancées en matière d’usage des technologies numériques depuis près d’une décennie. Pour certains, cet usage de la technologie – notamment des réseaux sociaux – a rendu la révolution possible. Comment peut-on expliquer alors l’absence de ces technologies dans la plupart de nos institutions publiques et dans la facilitation de nos vies. Il y a un décalage immense entre les potentialités de ces technologies, les compétences acquises par la population et l’absence d’usage dans notre économie.
Comment peut-on expliquer le non-usage de ces technologies dans la collecte des impôts, dans le secteur de la santé, dans l’administration. Comment est-ce possible qu’un document anodin qui mettrait 30 secondes à être envoyé dans certains pays africains met 15 jours en Tunisie pour l’obtenir ? Comment peut-on expliquer que le « workflow » – adopté dans les années 90 par la majorité des pays – et le recours à des documents scannés n’est pas une règle en Tunisie et que nos administrations recourent encore à des archives en papiers (sujets à des vols, des destructions, des incendies et des inondations) ?
En Tunisie, il existe une inertie dans la non-adoption des nouvelles technologies, qui pourrait être fatale au développement économique et social du pays. Cette inertie trouve son origine dans de nombreuses racines. La première est que ces technologies permettent une plus grande transparence des transactions, une meilleure gouvernance et une simplification du processus de prise de décision. Or, ceci n’est pas voulu par certains. Certains pourraient perdre des privilèges dans cette transformation technologique. La douane tunisienne a été la première en Afrique à disposer d’une application informatique dans les années 80 ! 30 ans après, les transactions se font encore en papier !!!
Permettre aux jeunes de faire leur chemin et d’exposer leurs talents avec les nouvelles technologies est la voie à montrer. La start-up Act est une révolution de ce point de vue ! C’est un test qui permettra de savoir si la Tunisie a envie d’avancer. Faire échouer la Start-up Act ou la retarder serait synonyme d’abandon d’une perspective pour nos jeunes talents et leur exil se fera sans aucun doute de manière irréversible ! Tout est question de temps…avec le manque de compétences dans ce domaine dans le monde.
La question technologique est une question de survie pour notre économie dont la diversification n’a pas eu lieu depuis un demi-siècle. Entrer dans le 21 ème siècle sans avoir fait une transformation digitale de son économie est un suicide collectif. Il est temps de s’en apercevoir, si ce n’est pas trop tard.
Être un petit pays est un avantage immense. Cela permet une certaine flexibilité et de pouvoir accélérer les transitions au besoin. S’attaquer aux réformes économiques sans s’attaquer au cadre des interactions entre les agents est un non-sens. L’économie est strictement déterminée par son cadre comme l’ont souligné de nombreux auteurs en sciences économique et à leur tête le prix Nobel Douglas North ou encore Avner Greif. Or, c’est le cadre qui handicape notre dynamique économique. Faire évoluer le cadre, en s’attaquant aux mécanismes profonds de long terme est une urgence stratégique. Nos économistes devraient en prendre compte dans leurs analyses – parfois hâtives et surtout importées et non contextualisés.
L’Institut des Études stratégique devrait nous permettre d’imaginer le cadre nouveau de notre économie à l’horizon 2050 dans lequel les trois transitions ont été achevées. Il s’agit de comprendre comment peut-on construire un bateau pour amener nos concitoyens à l’autre rive du développement, au lieu d’imaginer des solutions à comment réparer un vieux bateau bâtît au 19 ème siècle et qui prend l’eau de toutes parts !
Adel Ben Youssef est Maître de conférences à l’Université de Nice, Chercheur au GREDEG-CNRS et à l’EconomicResearch Forum, Consultant pour la Banque Africaine de Développement, la GIZ et la Commission Européenne, Secrétaire Général de l’ArabGovernance Institute, Membre du Directoire du réseau MENAPAR.