Coup sur coup, deux affaires de plagiat sont récemment venues troubler le petit monde de l’édition et des médias.
La première concerne Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France, dont le livre Quarante méditations juives présente de troublantes similitudes avec un ouvrage paru en 1996 du philosophe Jean-François Lyotard.
G. Bernheim a tout d’abord expliqué qu’il diffusait ses cours sous forme de notes et que J.-F. Lyotard y avait sans doute eu accès. Puis, il a reconnu qu’il avait confié l’écriture d’une partie de son livre à un étudiant.
Enfin, il est apparu que l’agrégation de philosophie dont sa biographie faisait mention était imaginaire. G. Bernheim a démissionné de ses fonctions.
La seconde concerne Alain Minc qu’on ne présente plus : conseiller politique, économiste, dirigeant d’entreprise, essayiste… A. Minc a été condamné pour contrefaçon. Son dernier ouvrage L’Homme aux deux visages : Jean Moulin, René Bousquet, itinéraires croisés,
s’inspire largement d’une précédente biographie de Bousquet. Outre les dépens et les dommages pécuniaires, A. Minc et son éditeur devront veiller à ce qu’un encart mentionnant le jugement soit inséré dans chaque exemplaire de L’Homme aux deux visages, un titre finalement très à propos.
En 2008 déjà, le même tribunal de grande instance de Paris rendait à l’encontre d’Alain Minc un jugement pour reproduction servile pour une biographie de Spinoza, constatant qu’il s’agissait d’un plagiat partiel d’un livre sorti en 1997.
Par-delà les questions de personnes qui, tout comme les appréciations moralisatrices, ne conduisent jamais bien loin, le plagiat est une notion espiègle et fertile.
Si la définition fluctue selon les époques et les législations, le phénomène en revanche offre une remarquable constance et invite à prospecter l’économie de l’écriture.
Pillage éhonté ou dispositif créatif, le plagiat entremêle vraie question littéraire, le problème de l’originalité et tricherie plus ou moins raffinée.
On pourrait s’épuiser à essayer de fixer un critère du plagiat, une sorte d’indicateur infaillible qui discriminerait l’influence des prédécesseurs, le recopiage systématique agrémenté de synonymie, ajouts, suppressions, changements de rythme ou modifications syntaxiques, le texte détourné, le partage d’un fonds commun d’idées ou de formules, le maquillage et le procédé de transformation littéraire…
On pourrait encore promouvoir l’installation d’une autorité impartiale, une commission arbitrale, qui trancherait les querelles présentes ou même passées entre gens de lettres.
La Fontaine a-t-il assimilé ou actualisé Apulée et Ésope ?
La célèbre réplique «Que diable allait-il faire dans cette galère ?» Appartient-elle à Molière (Les Fourberies de Scapin) ou à Cyrano de Bergerac (Le Pédant) ? À moins que l’un et l’autre ne l’aient empruntée à Térence ou, autre piste, au parler populaire du XVIIe siècle.
Un pseudonyme vide
Mais vouloir délimiter le périmètre du plagiat est un pari plus qu’incertain pour un gain déconcertant.
Charles Nodier, tout aussi respectueux des legs du passé que du patrimoine national, estimait en son temps qu’»il vaut mieux piller les anciens que les modernes et qu’entre ceux-ci il faut épargner ses compatriotes préférablement aux étrangers…»
Dans Questions de littérature légale. Du Plagiat, de la supposition d’auteurs, des supercheries qui ont rapport aux livres (1812), il catalogue vertueusement l’ensemble des pratiques d’appropriation, de citation, de répétition, de falsification, d’invention de manuscrits, de supposition de livres ou d’auteurs. Cette véritable encyclopédie pratique des manières détournées ou blâmables de produire du texte, dont Internet atteste la pleine actualité, ne souffre que d’un unique travers : le double jeu amusé de Nodier, plagiaire talentueux qui cite auteurs inexistants, écrivains réputés ou plumitifs, s’approprie des écrits ou dissimule les siens.
Selon toute apparence, ce qui fonde l’intérêt, le charme s’il en est, du plagiat, c’est sa divulgation, le masque qui tombe, la main prise dans le sac.
Pour pleinement y atteindre, il faut délibérément pousser sur le côté les impostures secondaires que sont la sous-traitance et la retranscription de soi-même.
Cette dernière, assez commune dans le milieu académique, ne consiste qu’à reprendre des pages déjà parues pour s’épargner l’effort d’en inventer de nouvelles et allonger à peu de frais une bibliographie. Il s’agit d’artisanat en série.
La sous-traitance, autrement qualifiée d’utilisation des services d’un nègre, n’est pas un plein plagiat. Elle témoigne d’un respect assez modéré des lecteurs, mais ne porte pas atteinte au véritable auteur qui cède son droit. Il y a contrat et donc pas de vol : il s’agit de fabrication industrielle.
Les cercles éditoriaux sont sans illusion sur la chose. On disait que personne n’avait lu l’ensemble de l’œuvre d’Alexandre Dumas père, pas même lui.
Définitivement, le plagiat livre toute sa saveur quand il est rendu public et les meilleurs morceaux de l’évènement sont les explications et justifications du plagiaire confondu.
Dans le registre, on trouve tout d’abord le report de responsabilité, certes peu élégant. L’éditeur a adressé une édition de travail à la presse. L’imprimeur n’a pas respecté les guillemets. Un documentaliste a été trop imprécis…
Vient ensuite l’argument de la coutume. Cela fait partie des méthodes de la littérature depuis longtemps. Invoquer Giraudoux : «Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d’ailleurs est inconnue». Et Montaigne, «Parmy tant d’emprunts : je suis bien aise d’en pouvoir desrober quelqu’un, les desguisant et difformant à nouveau service.»
À l’opposé, l’argument de la modernité. La propriété littéraire et la conception idéaliste d’un Moi créateur original ne sont que de vieilles lunes romantiques. Aujourd’hui, les théories littéraires postmodernes et déconstructionnistes approchent l’œuvre comme un palimpseste, une superposition des textes à l’infini. Plagier s’inscrit désormais dans une esthétique et un mode naturel de traitement des signes. Dans l’univers numérique, le désuet plagiat avec sa charge péjorative a-t-il encore un sens ?
Il y a encore la posture hautaine. Le plagiat qui a lieu sur un auteur mineur est un acte mineur ; il devrait même être autorisé parce que le bon écrivain fait profiter chacun de beautés qui sans lui seraient restées méconnues.
Bien entendu, le raisonnement ne vaut pas quand le plagié est aussi un auteur connu.
À propos de quelques emprunts de Jacques Attali, Michel Foucault raillait : «Quel nom dites-vous ? Attali. Mais qui est ce monsieur ? Il a écrit un livre ? Je ne savais pas. Attali est conseiller du président de la République. Ah ? Raison de plus pour que je ne le connaisse pas.»
À l’inverse, la posture modeste. Le plagiat involontaire, la lecture ancienne, une mémoire oublieuse…
Mais l’aveu direct est une exception. Encore que la lucidité se rencontre parfois.
Animateur d’ateliers d’écriture, membre de l’académie Alphonse Allais, lauréat du prix Apollinaire pour un recueil de poésie (L’Ampleur du désastre, certains titres ne portent vraiment pas chance) qui lui a valu une condamnation confirmée en appel, Patrice Delbourg est aussi l’auteur d’un Bref éloge de l’écrivain en éponge : «Face à l’urgence, la paresse, la fatigue, la rentabilité à tout crin, le corps plie, les neurones se mettent, eux, aux abonnés absents et, forcément, on se dope, on rapine la substantifique moelle du collègue. La tentation est trop forte.»
Fernando Pessoa, dont le nom signifie personne, disait que chacun d’entre nous est plusieurs, celui que nous sommes, celui que nous croyons être, celui que nous sommes pour les autres, celui que nous aimerions être…
Remercions les plagiaires de simplifier les choses. Avec eux, le lecteur sait à quel genre d’auteur il a affaire : un pseudonyme vide.
Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)