L’essor de TikTok en Tunisie soulève une vive polémique, au carrefour de questions éthiques, culturelles et légales. Comptant désormais 1,8 million d’utilisateurs, la plateforme est au centre de débats publics après la diffusion d’un accouchement en direct et la montée de contenus perçus comme provocants. Ces incidents ravivent les craintes liées à l’influence politique de TikTok et au risque de manipulation de l’opinion, dans un contexte tunisien sensible. Alors que certains plaident pour une interdiction pure et simple de l’application, d’autres défendent la liberté d’expression et s’inquiètent d’une censure excessive.

Par Dr Souhir Lahiani
Les autorités tunisiennes tentent de trouver un équilibre entre protection sociale et préservation des libertés individuelles. Ce 27 octobre 2024, le ministère de la Justice a annoncé son intention de poursuivre en justice toute personne « produisant, diffusant ou publiant des images ou des vidéos comportant des contenus portant atteinte aux valeurs m orales ». Cette décision a été prise « suite à la prolifération de l’utilisation des réseaux sociaux, en particulier TikTok et Instagram, par certains individus pour diffuser des contenus d’information contraires aux bonnes mœurs, utilisant des propos ou adoptant des comportements inappropriés qui portent atteinte aux valeurs morales et sociales et risquent d’influencer négativement le comportement des jeunes utilisateurs de ces plateformes ».
Ce cadre répressif vise, selon le département de la Justice, à préserver les valeurs morales et sociales. Il n’empêche qu’il soulève d’importantes questions sur la gouvernance des plateformes numériques et les droits des utilisateurs dans cet espace en rapide évolution.
Depuis plus de deux semaines, plusieurs incidents liés à l’utilisation de TikTok ont déclenché une vive polémique en Tunisie, mettant en lumière des questions éthiques, sociales et juridiques. Avec ses plus de 1,8 million d’utilisateurs en 2024 (contre 1,1 million en janvier 2023), cette plateforme populaire parmi les jeunes Tunisiens est connue pour ses contenus créatifs et divertissants. Cependant, elle fait actuellement l’objet de critiques pour la diffusion de contenus controversés, soulevant des interrogations sur la responsabilité des utilisateurs.
Ce débat s’est intensifié autour de trois événements marquants : la retransmission d’un accouchement en direct par une gynécologue, la prolifération de contenus provocants et les appels publics à interdire l’application.
Quand la politique s’en mêle !
TikTok, qui rassemble un public jeune et mondial, est également de plus en plus exploité par les politiciens pour atteindre cette tranche de la population et influencer les campagnes politiques, comme l’a souligné Philippe Bernier Arcand dans son article paru dans le quotidien canadien L’Acadie Nouvelle (TikTok_et_politique, Philippe Bernier Arcand). Selon Arcand, des figures comme Emmanuel Macron et Luiz Inácio Lula da Silva, utilisent TikTok pour partager des messages plus personnels. Cependant, la plateforme est également sujette à des censures dans certains pays, comme le Sénégal et la Nouvelle-Calédonie, qui cherchent à en limiter l’usage lors de périodes électorales. Par ailleurs, TikTok est critiqué pour son algorithme, accusé de promouvoir des contenus idéologiques et d’utiliser l’intelligence artificielle pour créer de faux influenceurs à des fins de propagande, représentant ainsi un risque pour la démocratie par la manipulation de l’opinion publique à faible coût et de manière réaliste.
Dans un contexte global où les réseaux socio-numériques sont souvent perçus comme des moteurs de mobilisation sociale et d’émancipation politique, la plateforme TikTok suscite des polémiques quant à son impact sur les dynamiques sociopolitiques. Le chercheur Fernando Garcia Naddaf, docteur en sciences de l’information et de la communication, a consacré ses travaux à l’analyse de l’usage des réseaux socio-numériques par les élites politiques, notamment en période électorale au Chili. Il relève que les plateformes des réseaux socio-numériques, loin d’être de simples canaux d’interaction, servent de leviers pour structurer des stratégies électorales complexes, permettant aux acteurs politiques de segmenter et de cibler des publics spécifiques. Selon Garcia Naddaf, ces réseaux modifient aussi l’architecture du débat public en créant des espaces où les électeurs peuvent exprimer leurs revendications sans la médiation des médias traditionnels.
Dans un monde interconnecté, cette interaction sans filtre entre représentants et citoyens invite à reconsidérer la portée et les conséquences de l’utilisation des réseaux socio-numériques, en particulier TikTok, dans les démocraties contemporaines.
Une controverse mondiale autour de TikTok
La polémique autour de TikTok dépasse largement les frontières tunisiennes. En avril 2024, les États-Unis ont adopté un projet de loi visant à interdire l’application si celle-ci ne se dissocie pas de sa société mère, ByteDance, basée en Chine. Les législateurs américains redoutent que TikTok devienne un outil de surveillance et de collecte de données au profit du gouvernement chinois, une crainte partagée par d’autres démocraties soucieuses de préserver la sécurité de leurs informations sensibles et de protéger la vie privée de leurs citoyens.
Le 20 avril, la Chambre des représentants américaine a franchi une étape décisive en votant une loi exigeant que ByteDance vende sa filiale américaine, sous peine d’interdiction de TikTok aux États-Unis. Ce projet de loi attend désormais la décision du Sénat, qui pourrait déterminer l’avenir de l’application pour les utilisateurs américains dans les jours à venir.
En parallèle, la question de l’interdiction de TikTok se pose de plus en plus en France. Bien que l’application ne soit pas encore menacée d’interdiction directe, le débat s’intensifie dans le paysage politique. En janvier dernier, Sylvain Maillard, président du groupe Renaissance à l’Assemblée nationale, a notamment exprimé son soutien à une éventuelle interdiction de l’application en France.
Dans cette dynamique, plusieurs pays comme ceux de l’Union européenne, le Canada et l’Australie ont déjà restreint l’utilisation de TikTok sur les appareils des fonctionnaires, prenant exemple sur les États-Unis. Ces décisions contribuent à alimenter une attention médiatique mondiale et un climat d’incertitude autour de l’application.
La déontologie médicale en question

Dr Foued Bouzaouech
En Tunisie, la première polémique a émergé lorsqu’une gynécologue a diffusé en direct l’accouchement d’une patiente dans une clinique privée. Cette vidéo a rapidement suscité indignation et incompréhension, des internautes et des professionnels de la santé dénonçant une atteinte à la vie privée de la patiente et une violation des principes éthiques de la médecine.
Dr Foued Bouzaouech, président du Conseil régional de l’Ordre des médecins du Centre, a annoncé l’ouverture d’une enquête et rappelé que la gynécologue devra s’expliquer devant le Conseil régional. Il a qualifié cet acte d’«éthiquement inacceptable» et rappelé qu’il ternit l’image de la profession médicale. L’Ordre national des médecins de Tunisie examine actuellement les sanctions possibles, en soulignant que ce type de comportement va à l’encontre de la dignité et du respect dus aux patients.
Contenus provocants et culture de la transgression
En parallèle, un autre aspect de la polémique concerne la prolifération de vidéos jugées provocantes. Un nombre croissant d’utilisateurs, notamment des jeunes et des femmes, publient des contenus que beaucoup considèrent comme irrespectueux des normes culturelles et morales tunisiennes. Certains observateurs dénoncent la banalisation de comportements indécents, voire obscènes, via ces contenus, jugeant que cette tendance nourrit une culture de la transgression et heurte la sensibilité de nombreux citoyens.
Qu’en pensent les chercheurs en sociologie et les journalistes ?
Les experts estiment qu’il est essentiel de mettre en place un cadre de régulation pour TikTok, plutôt que de l’interdire ou de le fermer. De manière générale, pour toutes les plateformes numériques, l’accent doit être mis sur l’encadrement et la sensibilisation, plutôt que sur la fermeture.

Tarak Saïdi
Le chercheur en sociologie Tarek Saïdi met en lumière les défis de l’intégration de la modernité dans notre société. Selon lui, notre approche de la modernité se caractérise souvent par un usage pragmatique et utilitaire, sans véritable appropriation des valeurs qui la sous-tendent. Par exemple, bien que des institutions comme l’école soient largement acceptées, les valeurs républicaines, telles que la démocratie et l’importance des élections, restent souvent superficielles.
Partie intégrante du quotidien
Ce phénomène est particulièrement visible dans notre rapport aux réseaux socio-numériques, et notamment à TikTok. Saïdi souligne que ces plateformes sont devenues partie intégrante de notre quotidien, mais leur utilisation met en évidence des lacunes dans notre compréhension des valeurs modernes. Il parle d’une « société en réseau » où les individus ne se contentent pas de consommer les réseaux socio-numériques, mais vivent et interagissent entièrement au sein de cet espace numérique. Ce modèle impose de nouvelles valeurs, ainsi que des relations sociales et professionnelles adaptées aux dynamiques digitales, permettant aux individus de gérer leur vie sociale et professionnelle presque exclusivement en ligne.
Cette situation illustre les conséquences d’un monde numérique où les comportements et valeurs hérités de la culture traditionnelle, parfois inadaptés, influencent les interactions sur des plateformes comme TikTok. Saïdi souligne ainsi l’importance de traiter ces questions à la racine au lieu de simplement imposer des restrictions superficielles. Il note qu’il ne s’agit pas d’une société qui « utilise» les réseaux socio-numériques, mais bien d’une communauté qui évolue au sein de ces réseaux, façonnant de nouvelles relations de production, de nouveaux rapports sociaux et un nouveau système de valeurs entièrement construit sur l’infrastructure digitale.
Cette transformation conduit à une forme d’autonomie sociale où l’individu peut réussir sans quitter le réseau, qu’il s’agisse de produire, de tisser des liens sociaux, de gérer une entreprise, ou même de gouverner. Cependant, il précise que ce système de valeurs est influencé par des vestiges culturels traditionnels souvent marqués par le sectarisme, la subordination des femmes et le manque de respect envers les enfants. Ces traces d’inégalité et d’abus reflètent une culture ancienne qui continue d’imprégner la société numérique, limitant parfois la qualité de ses interactions.
Saïdi estime que la solution réside moins dans une interdiction de TikTok ou d’autres plateformes, mais davantage dans une prise de conscience collective et une réglementation adaptée de cet espace numérique. L’interdiction, selon lui, est peu efficace dans un monde où les réseaux sont omniprésents et rassemblent des millions d’utilisateurs autour de plateformes diverses.

Naima Chermiti
Pour sa part, la journaliste Naïma Chermiti, estime que le contenu qui prédomine actuellement sur TikTok est de faible qualité, reflet d’une tendance plus large qui s’est installée au fil des années. Selon elle, cette situation est le résultat de plusieurs années de contenus médiocres promus par une grande partie d’influenceurs et influenceuses, créant ainsi une norme de qualité réduite dans le domaine des réseaux socio-numériques. Elle souligne que l’absence de régulation dans le secteur audiovisuel a favorisé cette évolution, en permettant la diffusion de vidéos et de messages qui manquent de profondeur et de valeur éducative. Pour Chermiti, TikTok est devenu une plateforme où certains utilisateurs, motivés par la popularité rapide et le profit, privilégient des contenus sensationnalistes et superficiels. Elle plaide pour une réforme urgente et une meilleure régulation, afin de protéger les utilisateurs et d’encourager des standards de qualité qui respectent les valeurs culturelles et intellectuelles.
Maximiser les avantages, minimiser les risques

arbi battini
De son côté, le journaliste Arbi Battini pense que l’interdiction et la censure ne constituent absolument pas une solution. TikTok, comme tous les autres réseaux socio-numériques, offre à l’utilisateur la possibilité de produire et de partager du contenu enrichissant qui favorise des échanges constructifs, mais il peut aussi permettre la diffusion de contenus nuisibles. Ce n’est donc pas TikTok en soi qui est problématique. Partout dans le monde, les utilisateurs sont souvent attirés par du contenu dit « poubelle », mais une interdiction ou un blocage technique n’apportera pas de solution durable, d’autant plus qu’il est facile pour les utilisateurs de contourner ce type de censure, comme ils l’ont déjà fait pour d’autres plateformes par le passé. La réponse réside davantage dans des mesures législatives pour encadrer et limiter les abus, car ce problème ne se limite pas à TikTok, mais touche l’ensemble des réseaux socio-numériques. Il est donc crucial d’adopter une approche qui maximise les avantages et minimise les risques inhérents à ces plateformes. L’Internet, en effet, regorge de dangers, surtout lorsque les jeunes accèdent au deep web ou au dark web, où l’interdiction reste inefficace.

salah souissi
Pour sa part, le journaliste Salah Souissi n’a aucun doute que les réseaux socio-numériques sont devenus une partie intégrante de notre vie, occupant une place importante de notre temps et de notre énergie, parfois au détriment de ce que nous considérions autrefois comme essentiel, comme la famille. Cependant, l’intrusion de ces plateformes dans les aspects les plus intimes de la vie privée de leurs utilisateurs nous amène à poser des questions inquiétantes, voire effrayantes. Parmi ces réseaux, TikTok suscite particulièrement la controverse, notamment chez les Arabes, et plus précisément les Tunisiens, qui sont nombreux à y être attachés au point d’en devenir dépendants, que ce soit en tant que créateurs de contenu ou simples spectateurs. Ce qui est choquant, c’est que beaucoup parmi ceux qui se présentent comme «créateurs de contenu» ne sont en réalité que des mendiants, accrochés aux murs virtuels de TikTok. Ils sont prêts à toutes les concessions pour gagner le plus grand nombre possible d’abonnés et, par conséquent, la plus grande part des «récompenses» offertes par ces abonnés, souvent motivés par le goût du scandale, les insinuations sexuelles, ou les conflits entre les prétendues «stars de TikTok».
Certains utilisateurs vont même jusqu’à exposer les détails les plus intimes de leur vie, en publiant photos et vidéos personnelles sur les réseaux socio-numériques.
Un difficile équilibre à trouver
Ce que TikTok représente aujourd’hui en Tunisie nécessite une réflexion sérieuse de la part des autorités. Ce réseau constitue désormais une menace pour la structure sociale tunisienne, en promouvant des comportements et des violations de normes éthiques et sociales qui touchent directement les valeurs fondamentales de la société tunisienne.
Il ne s’agit en aucun cas de liberté lorsque des réseaux socio-numériques deviennent des espaces où l’honneur est marchandé et où toutes les valeurs religieuses et sociétales sont bafouées. Je pense que la décision la plus sage à prendre dans les circonstances actuelles est d’interdire cette application, comme l’ont fait certains pays, au moins temporairement, ou d’imposer un contrôle strict sur son utilisation.
La polémique autour de TikTok en Tunisie reflète des enjeux complexes : d’une part, la question de l’éthique dans le domaine médical et, d’autre part, la confrontation des valeurs culturelles avec les nouvelles pratiques numériques.
Face à ces défis, la société tunisienne est aujourd’hui partagée entre la nécessité de protéger l’éthique et la dignité des citoyens, et le respect de la liberté d’expression. La régulation de ces plateformes représente un enjeu crucial pour les autorités, qui devront trouver un équilibre entre protection sociale et liberté individuelle, dans un monde où les médias sociaux redéfinissent chaque jour les frontières de l’espace public et privé. γ
Notes et références :
-Philippe Bernier Arcand est essayiste et professeur à temps partiel à l’Université Saint-Paul. Il est également chroniqueur à L’Acadie Nouvelle. L’Acadie nouvelle est un quotidien canadien indépendant de langue française.
– Naïma Chermiti, journaliste et fondatrice du média web Arabesque.tn
-Tarek Saïdi, journaliste et chercheur en sociologie
-Arbi Battini, journalsite spécialisé nouvelles technologies
-Salah Souissi, journaliste spécialisé dans les réseaux socio-numériques et l’intelligence artificielle.
Chiffres : https://www.medianet.tn/fr/actualites/detail/chiffres-cles-internet-reseaux-sociaux-web/all/1