Les espoirs de reprise économique ont été déçus après la revue des perspectives de croissance pour 2015 à seulement 1,7% contre 3% prévues initialement. C’est un nouvel épisode de la mollesse de croissance enclenchée au lendemain de la révolution. Pourtant, le stimulus budgétaire, principale arme publique utilisée dans la bataille de la croissance et de l’emploi, est exceptionnel. À bout de souffle, les finances publiques ne semblent pas respecter un des grands principes macroéconomiques, selon lequel, normalement, une politique expansionniste peut servir à stimuler la demande globale et à relancer une activité en berne. Tout porte à croire que le freinage budgétaire (réduction du déficit) mis en place à partir de 2014, dans l’objectif de redresser des équilibres financiers à la dérive, après trois ans de soutien massif par les salaires, les transferts et les travaux publics, explique cette décrue. Cependant, les chiffres disponibles ne corroborent pas une telle hypothèse.
L’analyse des composantes du PIB montre le dynamisme des dépenses courantes des administrations publiques dont le taux d’accroissement n’est pas descendu sous le seuil de 5% en termes réels entre 2011 et 2014, alors que la contribution de l’investissement public a été modérée. Mais, Est-ce que le rôle joué par les interventions publiques dans la dynamique économique n’aurait-il pas été plus important? Et si l’efficacité de la politique monétaire se trouve limitée pour des raisons intrinsèques (son effet dépressif est plus assuré que son effet expansif) et surtout objectives (l’atonie de l’investissement privé s’explique plutôt par le climat d’incertitude que les conditions de crédit), connait-il est au juste de l’efficacité de la politique budgétaire dans la régulation de la conjoncture? Et quelles sont les voies à emprunter pour garantir un ajustement budgétaire de qualité qui sera au service d’une croissance pérenne et inclusive?
Les raisons d’un paradoxe
La reprise n’est pas encore bien arrimée, alors que le déficit budgétaire demeure à des hauts niveaux historiques malgré une contraction relative observée durant les deux derniers exercices. L’interrogation sur la relation de causalité entre le relâchement budgétaire et la croissance revoie à l’étude des conditions d’efficacité de la politique budgétaire. En effet, pour stimuler la production et l’emploi, la politique budgétaire doit remplir un nombre de conditions.
La première condition relève de l’importance de l’effet multiplicateur : Traduisant le processus qui aboutit à un accroissement plus que proportionnel de la production suite à une augmentation des dépenses publiques, le multiplicateur budgétaire est élevé tant que la propension à consommer est forte,la propension à importer est faible et l’investissement est faiblement sensible au taux d’intérêt. Si les paramètres liés à la consommation et l’investissement sont vérifiés, celui lié à l’importation ne l’est pas, en témoigne le creusement notoire du solde commercial de la balance des paiements d’une année à une autre, ce qui ne conclue pas en faveur d’une forte valeur du multiplicateur. Le mouvement d’impulsion budgétaire n’a pu, ainsi, suffisamment entretenir la croissance du produit intérieur brut.
La deuxième condition porte sur la nature des chocs qui affecte l’économie : Agir par le budget ou le crédit suppose un choc de demande (variation imprévue de la demande globale adressée aux producteurs comme la hausse des dépenses publiques), et un choc temporaire. Un choc d’offre (variation imprévue des conditions de production sous l’effet de l’accroissement des salaires, du déclin de la productivité, de la baisse du dinar, de la fragilité politique et sécuritaire, des perturbations de l’appareil de production etc.) permanent ne relève pas des politiques de stabilisation conjoncturelles. Or,c’est la prédominance des chocs d’offre, ayant frappé de plein fouet et durablement les fondamentaux, qui ont ôté la politique budgétaire de son rôle de lissage des cycles et empêché l’économie de reprendre. Il en découle des «erreurs de tirs» où l’on confie à la politique budgétaire ce qui relève des politiques structurelles.
La troisième condition concerne le volume et la structure du financement du déficit budgétaire : Cette dimension de la politique budgétaire doit tenir compte de la soutenabilité de la dette, de l’effet d’éviction (conditions et possibilités de financement du secteur privé), de l’équivalence ricardienne (remontée de l’épargne privée et baisse de la consommation courante en anticipation à une hausse future de la pression fiscale sous l’effet des déficits publics mis en place), de l’effet distordant des impôts (financement par impôt du déficit) et de l’inflation (financement monétaire du déficit).Le creusement du déficit budgétaire laisse entrevoir un risque majeur d’insoutenabilité de la dette publique. Ce risque est entretenu par la taille du passif éventuel traduisant des engagements existants à l’instar des garanties de prêts accordées aux entreprises publiques,dont les effets budgétaires dépendent d’évènements futurs aléatoires qui échappent de l’emprise de l’Etat et qui pourrait avoir des retombées négatives sérieuses sur les grandeurs budgétaires. Cependant, malgré les déficits publics très importants et la forte hausse du taux d’endettement extérieur, la dette publique demeure soutenabale dans les conditions économiques et financières qui prévalent. Le net recul de la dette intérieure, l’absence d’effet d’éviction du secteur privé dont la décision d’investir semble dépendre plus de la morosité des perspectives de demande que des conditions de financement, le non recours à une taxation additionnelle, l’absence de financement monétaire du déficit et la difficulté de justifier l’existence d’un comportement ricardien, sont autant de facteurs qui appuient l’absence d’un effet inhibant d’une politique axée sur l’endettement.
La quatrième condition a trait aux modalités de mise en œuvre de la politique budgétaire exprimées par la règle de 3 T (timely, targeted, temporary) : Le timing approprié consiste à anticiper l’ampleur du ralentissement à venir, de neutraliser le délai de reconnaissance du ralentissement et de réduire les délais de mise en œuvre des mesures budgétaires. En fait, le retard dans la formulation et la mise en œuvre des lois de finances complémentaires depuis 2011 atteste des difficultés de prévoir correctement l’évolution de l’état de l’économie. Le retard accusé dans l’exécution des dépenses de développement dénotent de l’existence d’un problème de concordance chronologique réduisant le rôle contra-cyclique du budget et accentuant son rôle déstabilisant sur l’économie. Quant au caractère ciblé des mesures budgétaires, il s’avère être respecté pour les mesures d’exemption fiscale décrétées au profit des ménages à bas revenu ainsi que le rehaussement du montant des aides aux familles nécessiteuse. Le ciblage des populations qui bénéficient des modifications fiscales et de transferts aurait avoir un impact élevé sur la consommation des ménages contraints par la liquidité. Concernant la relance provisoire, celle-ci ne paraît pas être respectée au moment où les nouvelles dépenses de rémunérations publiques sont transformées en mesures «permanentes» au vu de l’engagement imminent des négociations sur les augmentations salariales au titre des années 2015 et 2016. Toute chose égale par ailleurs, les effets à long terme de telles politiques pourraient conduire à l’insoutenabilité des finances publiques.
L’expansion budgétaire mise en œuvre durant les années post-évolution a, certes, contribué à dégager l’économie d’une vraie dépression mais n’a pas réussi à produire pleinement ses effets sur la relance. Cette contribution aurait été plus marquante si toutes les conditions d’efficacité budgétaire étaient réunies. La détérioration des indicateurs d’endettement qui en découlent est toujours porteuse de risques touchant à la crédibilité budgétaire du pays tout entier. En conséquence, la nécessité d’entamer un processus d’ajustement des comptes budgétaires et faire apparaitre les conditions d’efficacité de la politique budgétaire dans les débats publics est de mise.
L’appât de croissance
La Tunisie est à un point d’inflexion décisif. La réorientation vers la croissance nécessite la mise en place d’un nouveau projet qui s’inscrit en rupture avec les pratiques des décennies passées et de la phase transitoire, caractérisées par un faible niveau de recettes et des hausses substantielles de la consommation publique. Ce projet consiste à assainir les finances publiques, sans toutefois affaiblir l’économie.
Premièrement, reconquérir la crédibilité budgétaire : Lorsque la confiance est établie entre l’autorité fiscale et les agents économiques, les annonces de la politique budgétaire auront pour effet de modifier les choix de consommation et, par ricochet, la trajectoire de croissance de court terme. Dans ces conditions, une politique budgétaire restrictive basée sur une réduction des dépenses de consommation publique pourrait stimuler l’activité en relation avec les anticipations des agents qui attendent une réduction d’impôts provoquant une hausse de leur revenu disponible et de leur consommation qui devrait compenser le repli des dépenses de l’Etat. Ainsi, la loi de finances complémentaires en cours d’élaboration devrait porter sur un nombre limité de mesures précises, ciblées et véhiculant des signaux forts susceptibles d’influer sur la formation des anticipations des agents économiques et rétablir la confiance envers la politique économique de l’Etat. Cet exercice budgétaire doit faire preuve d’une maîtrise des erreurs de prévisions observées par le passé et qui ont affecté négativement la crédibilité budgétaire.
Deuxièmement, inscrire les choix budgétaires dans un cadre macroéconomique à moyen terme approprié : La politique budgétaire doit rester en cohérence avec les objectifs de soutenabilité à long terme. Les mesures de corrections budgétaires doivent être graduelles et reposent sur des objectifs quantitatifs portant sur les recettes, les dépenses et la dette et correctement prévues en tenant toujours compte d’une double contrainte, celle du redressement de la situation budgétaire sans pour autant compromettre les conditions de reprise économique. Le jeu des stabilisateurs automatiques temporise les fluctuations conjoncturelles, mais ne permettent aucunement de se dispenser des politiques discrétionnaires anticycliques.
Troisièmement, ramener les comptes budgétaires dans « le vert » pour accroître l’espace requis à l’investissement dans le capital humain et l’infrastructure de base et réduire le coût de l’accès aux marchés financiers et ce, au travers des réformes structurelles du système fiscal et des dépenses publiques. La réforme fiscale doit renforcer les capacités de dégager des recettes, consacrer l’efficience, l’équité et la transparence et modérer la charge fiscale. La réforme des dépenses publiques doit privilégier la rationalisation des dépenses courantes, se plier à la discipline et consacrer le rééquilibrage de la répartition des dépenses au profit de l’investissement.
Un ajustement budgétaire de qualité, fondé sur la réaffectation des dépenses à des usages plus productifs est donc propice à une accélération de la croissance. Compte tenu de l’incidence de la gestion publique sur la productivité, des réformes institutionnelles qui favorisent une bonne gestion publique sont essentielles pour réaliser une croissance soutenue. Il est question de la réforme de la fonction publique !