L’intérêt s’est porté dans le débat public au cours des dernières semaines sur des questions économiques. Cet intérêt s’explique en grande partie par le conflit qui s’est exprimé sur la place publique entre le gouvernement et la Banque centrale autour de la loi de Finances rectificative de 2020. Ces divergences ont été à l’origine d’une forte polémique qui a beaucoup surpris.
En effet, les différences et les divergences dans le domaine économique n’ont pas l’habitude d’être réglées sur la scène publique mais ont tendance à être discutées et négociées afin de trouver des solutions entre experts, loin des surenchères médiatiques.
Une autre raison de cette surprise vient du fait que les conflits au plus haut niveau de l’Etat ne sont pas légion dans l’expérience politique tunisienne. Les institutions de l’Etat ont gardé depuis l’indépendance une grande complémentarité et cohérence et par conséquent, l’apparition du conflit entre le gouvernement et la Banque centrale a été surprenante à plus d’un titre.
Ce conflit a pointé du doigt une question centrale dans la réflexion économique, celle de leur complémentarité et de leur cohérence, particulièrement pour les politiques monétaires et budgétaires. Les théories économiques ont mis l’accent sur l’importance de cette cohérence et ont en fait une condition d’efficacité des politiques publiques pour réaliser les objectifs de la croissance et de l’emploi.
Si on examine les politiques économiques dans la plupart des pays du monde avec les efforts des institutions internationales comme le FMI ou la Banque mondiale pour les coordonner, nous remarquons une complémentarité et une cohérence dans la plupart des périodes économiques.
Le monde a connu après la Seconde Guerre mondiale deux périodes politiques et économiques. La première concerne le moment social-démocrate après la Seconde Guerre avec un fort interventionnisme de l’Etat. Ainsi, les politiques budgétaires étaient expansionnistes et les Etats ont opéré d’importants investissements publics pour reconstruire les économies détruites par la guerre, moderniser les économies et entrer dans l’ère de la consommation de masse.
Les politiques monétaires ont également suivi le même cheminement expansionniste en maintenant des taux d’intérêt relativement faibles et en appuyant le financement de l’investissement public et privé.
Parallèlement à l’expansionnisme, les politiques économiques ont également suivi le principe de la flexibilité et n’ont pas hésité à abandonner le choix expansionniste au moment de l’apparition des tensions inflationnistes et mettre en place une certaine rigueur pour leur faire face. Le recul des tensions inflationnistes a permis un retour à l’expansionnisme des politiques économiques.
Les politiques économiques ainsi que les principes de l’expansionnisme et de la flexibilité ont été à l’origine de cette croissance de grande ampleur des Trente glorieuses après la Seconde Guerre mondiale et l’avènement de l’Etat-providence jusqu’au milieu des années 1970.
Mais, la multiplication des crises par la suite, la croissance rapide du chômage et la montée de l’inflation seront à l’origine d’un changement majeur des principes des politiques économiques. Le monde va inaugurer alors une nouvelle ère qu’on peut appeler « l’ère du consensus néolibéral ». Les réformes mises en place, particulièrement à partir du milieu des années 1980, vont mettre l’accent sur le caractère restrictif des politiques publiques et leur rigidité.
La restriction va toucher les politiques budgétaires et tous les pays du monde vont chercher à maîtriser leurs grands équilibres et réduire de manière significative les déficits de leurs finances publiques. En même temps, les politiques monétaires vont opérer les mêmes choix restrictifs afin de lutter contre l’inflation.
Cette révolution néolibérale va se mettre en place à partir du début des années 1980 aux Etats-Unis avec l’arrivée de Paul Volcker à la tête de la FED et celle de Ronald Reagan à la Maison Blanche. Ce nouveau consensus des politiques économiques va s’étendre à tous les pays du monde, dont les pays en développement à travers les programmes d’ajustement structurel.
Le caractère restrictif des politiques économiques s’est également accompagné d’une grande rigidité qui refusait tout changement d’options ou de stratégies.
Les politiques et les principes de cette révolution conservatrice seront remis en cause par les grandes crises à partir de la crise financière de 2008 et 2009 et plus récemment par la pandémie de la Covid-19. Les principales caractéristiques de cette nouvelle époque en matière de politiques économiques sont l’abandon de leur caractère restrictif et le retour à une grande dose d’expansionnisme. En même temps, on a enregistré que les pouvoirs publics ont renoué avec une grande flexibilité afin de sauver les économies de la débâcle et protéger le rapport social de l’éclatement.
Les politiques économiques ont connu trois grandes ères et de grandes révolutions au niveau mondial depuis la fin de la Seconde Guerre. Mais, la principale conclusion à retenir de ce parcours historique, c’est qu’en dépit des changements et des transformations qu’elles ont vécus, les politiques économiques, particulièrement les politiques budgétaires et monétaires, ont gardé une large part de cohérence et de complémentarité.
En dépit des grandes transformations et des grandes réformes des institutions monétaires et financières au cours du temps, elles ont gardé et défendu une grande cohérence dans leurs choix afin de garantir l’efficacité des politiques publiques. Ainsi, l’indépendance des banques centrales, devenue la norme à partir du début des années 1990, ne les a pas empêchées d’assurer une coordination de tous les instants avec les pouvoirs publics pour assurer la cohérence de leurs choix en matière de politique monétaire avec les politiques budgétaires.
La question qui se pose aujourd’hui après ces divergences et ces conflits entre le gouvernement et la banque centrale est de savoir où nous en sommes de cette cohérence des politiques économiques, et particulièrement entre les politiques budgétaires et les politiques monétaires.
De mon point de vue, ce conflit a pour origine ce manque de cohérence et de coordination entre leurs choix de politiques économiques, et a commencé à la fin de 2017 avec comme conséquence le conflit ouvert entre les deux institutions de l’Etat, qui s’est exprimé ouvertement sur la place publique au cours des dernières semaines.
Pour revenir à l’histoire récente des politiques économiques dans notre pays en rapport avec la question de la cohérence, il est possible de distinguer trois grands moments.
Le premier moment va du début des années 1990 jusqu’à l’avènement de la Révolution, durant lequel notre pays s’est inscrit dans le consensus économique global. Ainsi, la rigidité et le caractère restrictif ont marqué nos politiques budgétaire et monétaire. Ce choix nous a permis de sauvegarder nos grands équilibres macroéconomiques, limiter l’endettement et maintenir l’inflation à des niveaux très faibles. Mais, ce consensus n’a pas favorisé les grands investissements, particulièrement l’intervention de l’Etat dans l’effort de développement régional et dans la lutte contre la marginalisation des régions intérieures.
Le second moment va commencer avec la Révolution et se prolongera jusqu’aux années 2017 et 2018 où nous connaîtrons un changement important dans les principes de politiques économiques avec une arrivée en force de l’expansionnisme. La politique budgétaire va connaître un accroissement rapide des investissements publics afin de faire face à la marginalisation des régions de l’intérieur et à l’accélération des dépenses sociales de l’Etat notamment en matière de subventions ainsi que de hausse des salaires.
La politique monétaire a connu également le même cheminement avec une baisse des taux directeurs de la Banque centrale et un plus grand interventionnisme de sa part dans le financement de l’économie afin d’aider les institutions financières et bancaires et d’appuyer l’investissement privé.
Si ces nouveaux choix de politique économique ont rassuré les acteurs économiques, particulièrement au lendemain de la Révolution et ont permis de maintenir un certain niveau de croissance et d’investissement, ils ont été à l’origine d’une forte montée des tensions inflationnistes.
Ces tensions vont être à l’origine d’un changement majeur des politiques économiques qui sera derrière le gap entre les politiques budgétaires et les politiques monétaires et par conséquent au cœur du conflit récent entre la Banque centrale et le gouvernement. En effet, si les politiques budgétaires ont gardé une orientation expansionniste, les politiques monétaires vont prendre à partir de 2018 un tournant plus restrictif avec plusieurs augmentations des taux directeurs et une réduction de leur intervention dans le financement de l’économie.
Si ces nouveaux choix de politique économique ont permis de réduire les tensions inflationnistes et de favoriser une stabilisation de notre monnaie et de son taux de change par rapport à l’euro et au dollar, ils ont été derrière la baisse des investissements, la grande dérive des grands équilibres macroéconomiques et la montée de l’endettement. Il faut mentionner que ces changements de politiques économiques ont été opérés avec la bénédiction, et parfois même des pressions de la part des grandes institutions internationales.
Ce décalage entre les choix des politiques budgétaires et monétaires qui s’est renforcé au cours des années est à l’origine des différences entre la Banque centrale et le gouvernement qui a éclaté dans un conflit ouvert à l’occasion de la discussion de la loi de Finances rectificative de 2020. Et, même si les deux institutions ont cherché à réduire ce fossé et l’ampleur des différences, l’écart est plus profond dans la mesure où il touche les fondements des politiques monétaires et budgétaires et nécessite de trouver une plus grande cohérence et complémentarité entre ces choix.
Le conflit entre le gouvernement et la Banque centrale n’est donc pas surprenant. Il est le résultat de ce décalage grandissant entre les choix des politiques monétaires et des politiques budgétaires depuis quelques années.
Appelons de tous nos vœux au retour à un dialogue rationnel sur les grandes orientations de nos choix de politiques économiques afin de sortir des tensions des derniers jours et renforcer ainsi l’efficacité de notre action économique, particulièrement au moment des grandes turbulences et des grandes incertitudes sur l’avenir.
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