Ce trente octobre au matin, Masmoudi Mohamed Lamine, propriétaire d’un garage à Hay Ettahrir, sur la route de Bizerte, m’indique, non sans fierté, le fût où il verse l’huile usée des moteurs vidangés. Au fil de la palabre, il reprend son travail, poursuit un discours sans faute et je prends note : « quand il sera plein je téléphone au numéro 80.100.125. Le véhicule de la SO.TU.LUB vient. Les hommes branchent le tuyau sur le robinet placé au bas du fût et ils pompent l’huile noircie. Mais tout le monde n’a pas ça. Beaucoup de garages à Bizerte, à Gabès et partout versent la pourriture (lekhmaj) dans les bouches d’égouts.
Cela empoisonne la mer, les poissons l’absorbent et il passe dans l’estomac des gens. Allez voir entre l’avenue de Carthage et le port ». Am Lamine a parlé. Il n’y a rien à rajouter face à sa pratique de la citoyenneté. Si chacun le suivait sur la voie du bien-vivre ensemble dans la société, le milieu serait moins agressé par une pollution éhontée. Sur terre, les pots d’échappement, dépourvus d’un outillage approprié déversent les gaz à effet de serre. La perpétuelle circulation à ciel ouvert exhibe le flux des voitures coupables de la pollution atmosphérique et souterraine. A l’échelle mondiale, ces rejets visibles et invisibles contribuent, avec bien d’autres calamités, à piéger l’humanité. Les partisans de la croissance nulle, pour éviter l’apocalypse, méritent la sympathie inspirée mais, hélas, les voitures sont faites pour circuler. Engins motorisés, autoroutes, pétrole et autres joyeusetés forment un tout systématisé. L’humanité ne cesse de rêver à la protection de l’environnement sans jamais cesser de le bousiller. La destruction de l’homme par l’homme a partie liée avec sa destruction de l’environnement.
L’obligé de marcher soupçonne, déjà, l’impasse où le mène sa marche insensée. Condominas, le sociologue, écrivait un bouquin titré « Nous avons mangé la forêt ».
L’armée américaine largue son napalm sur la sylve protectrice de la résistance vietnamienne et l’aviation française détruit l’unique forêt de cédres, choyée par les connaisseurs de la flore algérienne. Indiqué, un collègue géographe de ce pays évoquait le drame écologique dans sa thèse. Il me disait : « Même si je parvenais à tout pardonner aux Français, cela je ne le pardonnerai jamais. Une fois les cèdres disparus la reconstitution devient impossible ». Les hommes de bonne volonté évoquent l’exigence d’aller vers l’idéal à partir du réel. Mais que faire s’ils creusent leur tombe, de leurs propres mains à l’instant même où ils inventent je ne sais quel avenir qui chante ? Combien parmi eux suivent la pratique devenue routine dans le garage de Am Lamine ?
Vouée à l’ombre des lieux sombres, anonyme, éloignée des feux de la rampe, la citoyenneté mise en œuvre définit l’objectif ultime du compromis et du dialogue. Au siècle de Périclès, la vertu donnait à voir le supplément d’âme indissociable du savoir-vivre ensemble.
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