Pour la vérité, contre le populisme

En moins d’un mois, plus de 321 personnes ont trouvé la mort et 3727 ont été blessées par balles. Le carnage n’aura pris fin qu’avec le départ de Zine Abidine Ben Ali et des victimes ont continué à tomber. Le mystère demeure autour des évènements ayant eu lieu durant la période allant du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011. Plusieurs versions ont été données. Des responsables sécuritaires ont été inculpés et  emprisonnés pour les besoins de l’enquête. Après que les accusations ont été requalifiées, le tribunal militaire a rendu, samedi dernier, des jugements dans cette affaire qui a provoqué une levée de boucliers et donné libre cours à des indignations légitimes de la part des familles, mais aussi à une vague de populisme politique qui veut tirer profit de ce verdict.  Décryptage

 

La mémoire des Tunisiens reste encore marquée par les événements sanglants qui ont secoué le pays il y a trois ans. Les jeunes qui tombaient, les bâtiments incendiés, les villes sinistrées et ravagées… Les manifestations, parfois violentes, parfois pacifistes, devaient traverser les nuages de gaz lacrymogène et, dans la foulée, on ne savait plus d’où venaient les balles, ni comment a été touché le jeune qui tenait le drapeau tunisien quelques mètres à côté. Nul n’a pu démontrer la vérité, l’imaginaire collectif s’est alors nourri de plusieurs récits, y compris celui du complot.

L’arrestation d’étrangers en possession d’armes, au lendemain du 14 janvier, qui avaient prétendu être en Tunisie pour «chasser le sanglier», en pleine période d’émeutes, les tireurs d’élite utilisant des balles réelles sur de simples passants ou manifestants pacifistes sans jamais que l’on apprenne leur identité, la femme — tireur d’élite placée sur un toit à Kasserine selon les témoignages locaux, etc. Tant de faits et de légendes laissant croire que les personnes ayant participé à la répression durant la période de la Révolution n’étaient pas que des Tunisiens… Plus de trois ans après les faits, la vérité totale sur ce qui s’est réellement passé se fait toujours attendre, bien que la responsabilité du régime déchu et de ses responsables ne fait aucun doute.

Une vérité s’impose pour contrer la théorie d’un complot. Les Tunisiens qui sont descendus dans la rue ne l’ont pas fait sans raison. L’oppression, la dictature, la marginalisation, la corruption, la torture des opposants, etc. avaient mis à bout la patience d’un peuple qui vivait dans un gigantesque cachot.

Déjà en 2011…

Presqu’un an après la Révolution, le 28 novembre 2011 a débuté la première audience du procès des accusés au tribunal militaire du Kef. 23 personnes au total, avec à leur tête l’ancien président abrité par l’Arabie saoudite, toutes impliquées dans l’affaire des martyrs de Thala et de Kasserine.

Parmi les hauts responsables de l’État accusés et qui se retrouvaient ce jour-là au tribunal, on retrouve l’ancien ministre de l’Intérieur, récemment acquitté, Rafik Belhaj Kacem, son successeur pour quelques jours à la tête du ministère de l’Intérieur, Ahmed Friâa, le directeur de la sûreté nationale, Adel Tiouiri… Le 25 février 2012, c’était au tour de l’ancien Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, de comparaître devant le tribunal militaire de Sfax pour répondre à des accusations portant sur l’assassinat d’Omar Haddad, le 12 janvier 2011 et des deux blessés du même jour.

Il y a quelques jours, le 8 avril, un policier, Ahmed Omrani, a été condamné par le tribunal militaire de Sfax à 10 ans de détention, toujours dans le cadre de l’affaire des martyrs. Quatre autres agents, inculpés pour homicide volontaire sur des manifestants et des martyrs tombés pendant la Révolution dans la ville de Bouzayène, gouvernorat de Sidi Bouzid, ont été condamnés à 5 ans de prison chacun.

Verdict controversé

Le 12 avril dernier, plusieurs hauts responsables sont condamnés à des peines de trois ans qu’ils ont passé en détention, dont le Général Ali Seriati, directeur de la garde présidentielle, Rafik Haj Kacem, ministre de l’Intérieur de l’époque, limogé deux jours avant le départ de Ben Ali, Adel Touiri, le directeur de la sûreté nationale et Lotfi Zouaoui, ancien directeur général de la sécurité publique. Cinq dossiers sont classés et les autres accusés seront libérés. La salle d’audience est immédiatement entrée en ébullition, colère et indignation ont aussitôt été exprimées par les présents, familles de martyrs ou de blessés en tête.

 

Réactions

Pour Ali Mekki, frère du martyr Abdelkader Mekki, président de l’association tunisienne de la défense des droits des martyrs et des blessés de la Révolution «Le verdict a choqué l’opinion publique, mais pas les familles des martyrs et des blessés, car on savait depuis le premier jour que le tribunal militaire prenait un seul chemin, celui de ne pas dévoiler la vérité. Sa partialité et ses tentatives d’éviter la sanction aux responsables et de se concentrer sur les indemnités financières ont été évidents. En 2011, quelques verdicts ont été prononcés pour calmer les esprits, comme celui à l’encontre d’Ali Seriati, condamné à 20 ans de prison. Mais la peine a été réduite à 3 ans, période qu’il a déjà passée en prison.»

Quant à la réaction de l’Assemblée nationale constituante (ANC), Ali Mekki commente, «Elle vient après la perte de notre cause et de la justice. Les criminels sont libres et peut-être ont-ils déjà quitté le pays, alors tout ce que je demande à l’ANC maintenant est de répondre à nos revendications.»

L’avocat de la défense des blessés et des martyrs de la Révolution, Amor Safraoui, a souligné que la justice militaire n’a pas entendu les victimes (blessés) et les familles des martyrs lors des enquêtes. Négligence, omission ou volonté de passer outre certaines vérités ou certains témoignages ? Nul ne peut trancher, mais un dossier n’incluant pas les témoignages des victimes reste un dossier incomplet… Maître Amor Safraoui s’est aussi interrogé sur la logique qui inspire une condamnation à la perpétuité pour Ben Ali et une condamnation de trois ans envers un responsable ayant été à la tête d’une cellule de crise au ministère de l’Intérieur chargée de la répression des manifestations. Le Général retraité Mokhtar Ben Nasser a de son côté nié l’existence d’une quelconque pression ou «pré-orientation» par rapport à l’affaire et a rappelé que la justice militaire a exigé dans le passé la révision de ses lois et que c’est la justice civile qui avait décidé le transfert de l’affaire auprès d’un tribunal militaire.

Des émeutes s’en sont aussi suivies. Kasserine, l’une des villes les plus marginalisées durant l’ancien régime et ayant connu le plus grand nombre de victimes lors de la Révolution connaît déjà des émeutes en réponse à l’issue du procès. Les populations des villes de Sfax et El-Hamma sont aussi descendues dans la rue pour protester contre l’énoncé du verdict. Certains partis politiques ont aussitôt réagi en publiant des communiqués ou en participant à des marches de protestation. Partis politiques, ANC, opinion publique, juristes et défenseurs des Droits de l’Homme, tous ripostent, critiquent, condamnent et réagissent. La paix sociale en Tunisie — encore très fragile — risque de se briser à nouveau.

Mais dans le concert des déclarations, des accusations et des condamnations, la justice peine à se frayer un chemin. Le sang des martyrs réclame justice et les blessés ont besoin de voir rétablir leurs droits. Les responsables doivent être clairement désignés et sanctionnés. Cependant, il existe une différence entre l’indignation sincère et le populisme, entre la pression exercée pour faire valoir la vérité et l’opportunisme politique pré-électoraliste. Le procureur militaire a néanmoins décidé, le 14 avril dernier, de pourvoir en cassation les verdicts prononcés par la Cour d’appel militaire. Tant qu’il existe des possibilités de recours, l’espoir de voir triompher la justice et la vérité est permis.

Hajer Ajroudi

 

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