On le sait depuis presque treize ans, notre jeune et vulnérable démocratie est en crise. Une crise insidieuse et infiniment profonde qui prend la forme caricaturale d’une lassitude populaire généralisée. Elle se creuse dramatiquement. Plusieurs coups de semonce auraient dû sonner l’alarme. Mais nos «élites» politiques, fort peu responsables ou complètement irresponsables, en l’occurrence, les ont cyniquement ignorés. L’air du temps est à l’ »antisystème », au «dégagisme», aux dérives individuelles et aux trajectoires cabossées. Ce qui, en politique politicienne, se traduit par : on « bloque», pour le reste on verra après ! Ce paysage a atteint, avant le 25 juillet 2021, un summum de confusion et a marqué un nouveau et inquiétant degré dans la dégradation de tous les domaines. Confrontés à une colère populaire d’une nature et d’une intensité qui n’ont guère de précédent pendant toute la décennie de braise, les islamistes et leurs «idiots utiles» ont perdu le pouvoir. Le président Kaïs Saïed s’est adressé alors, solennellement, au peuple avec deux objectifs : le premier, réformer notre démocratie en profondeur, pour que les Tunisiens aient davantage le sentiment que cette démocratie est la leur, et non celle d’une caste islamiste et arriviste prédatrice, le deuxième, apporter des réponses significatives aux revendications populaires. Plus de deux ans après, et franchement, il n’y a pas de quoi se réjouir. Partout, un même constat de régression générale. Naïvement sans doute, on a longtemps cru que la route vers un idéal commun de liberté, de justice sociale et d’équité est bien ouverte. Qui est sorti vainqueur d’une mêlée si confuse ? Ou plutôt, qui ne paraît pas perdant ? On venait de gagner, c’était sûr. On venait surtout de gagner le «droit de se battre encore», selon la formule de Napoléon Bonaparte. Mais quel combat ? Pour quel but ? En rêvant de quelle victoire ? Et jusqu’où ne pas aller se battre trop loin ? L’exercice est périlleux et toutes les questions ainsi que leurs réponses sont parfaitement rhétoriques. Rien n’a changé. Mais un sentiment commun anime violemment tous les Tunisiens : une profonde lassitude. En pleine impuissance physique et mentale surgit une question sans cesse repoussée, mais qui n’en finirait pas de faire irruption : sur les ruines d’une décennie de braise, est-il possible de voir naître un nouveau système plus juste et plus démocratique ? Les Tunisiens ne peuvent plus laisser se dresser une nouvelle dictature. Ils ne peuvent plus laisser se creuser une telle fracture sociale, au risque d’une terrible régression ou d’un violent torrent qui sort de son abri, emporte, submerge et détruit. Loin, très loin de cette avalanche de «briques», terme par lequel j’ai l’habitude de désigner les clichés propagandistes et les stéréotypes cimentés, le redressement de notre pays part d’une réforme structurelle profonde de l’État et de son système politique. C’est une exigence économique et sociale, certes, mais aussi et surtout, démocratique. Ce qu’il nous faudrait urgemment, n’en doutons pas, c’est une boussole qui indiquerait la route vers le seul et véritable horizon salutaire : subsumer les affiliations idéologiques et religieuses par une citoyenneté plus haute, qui nous fait sentir appartenir à un pays uni et solidaire. Cela ne peut se réaliser que dans un «État de droit» décisif dans l’affirmation du principe d’égalité propre à la société démocratique, ainsi que dans le combat permanent contre toutes les formes du totalitarisme. Un Etat de droit avec des garde-fous comme la condition nécessaire, quoique non suffisante, d’un pays démocratique car, comme l’écrivait soigneusement au dix-huitième siècle, l’un des pères de la constitution américaine, et référence constitutionnelle pour notre Président, James Madison : «Pour se passer de ces garde-fous, il faudrait que les hommes soient des anges».