Pour une solidarité Nord/Sud

Par Chérif FERJANI*

La visite du chef de l’État français en Tunisie a été reportée à plusieurs reprises avant d’être fixée aux 4 et 5 juillet courant. Par delà les raisons diplomatiques évoquées pour expliquer les précédents reports, les menaces qui pèsent sur le devenir de la Révolution qui a chassé Ben Ali et sur la transition en cours constituent la véritable raison, à peine voilée, de ces reports : reniement de leurs engagements pris avant les élections du 23 octobre 2011 par les partis de la Troïka, mesures et pratiques liberticides du gouvernement provisoire, retard quant à la rédaction de la Constitution et à la mise en place des instances devant garantir la liberté des médias, l’indépendance de la justice et le bon déroulement des prochaines élections, prolifération de la violence politique qui a tourné à l’assassinat politique des opposants et au terrorisme lié à Al-Qaïda, multiplication des actions visant l’imposition d’un ordre intégriste à la société 

par tous les moyens, refus de s’engager sur un calendrier clair pour la fin de la transition, etc. 

 

La question qui se pose par rapport à la visite du chef de l’État français en ce moment est simple : qu’est-ce qui a changé dans la situation en Tunisie pour que la visite reportée auparavant puisse avoir lieu maintenant ? Certes, l’ANC a enfin bouclé l’ultime version du projet de Constitution avant le passage à la discussion et au vote de ses articles un à un. On peut également évoquer la libération des FEMEN européennes. Mais peut-on dire que nous avons là des signes sérieux indiquant un changement notable dans la situation du pays ? Si l’ultime version du projet de Constitution est prête pour la discussion finale et le vote, peut-on sous-estimer les entorses à la démocratie qui ont caractérisé son élaboration (modification par le rapporteur des textes adoptés par les commissions, rédaction solitaire par le même rapporteur des dispositions transitionnelles excluant le recours à la Cour constitutionnelle pendant trois années, etc.) ? 

Peut-on considérer comme sans importance les réserves des juristes, des organisations de défense des droits humains, tunisiennes et internationales et de nombreux observateurs et acteurs politiques sur la formulation ambigüe et le contenu de plusieurs articles de ce projet ? En dehors des plus radicaux d’Ennahdha, du côté desquels s’est rangé Rached Ghannouchi et de ceux qui aspirent au statut de futurs alliés soumis au parti islamiste, tout le monde reconnait que ce projet n’offre pas de garanties suffisantes quant au respect du caractère civil de l’État, des droits fondamentaux, des libertés d’expression, de conscience et de création, de l’égalité entre femmes et hommes, musulmans et non musulmans, etc. Certains articles maintiennent les discriminations antérieures et ouvrent la porte à de nouvelles, on relève des atteintes aux principes d’égalité et de liberté tantôt au nom du respect du sacré, tantôt en laissant au corps législatif la possibilité de restreindre la liberté d'expression, d'assemblée et d'association sans fixer clairement les limites de ces restrictions. Outre le contenu problématique du projet de Constitution, les dispositions transitionnelles destinées à régir une période de trois ans après l’adoption de la Constitution sans possibilité de recours à la Cour constitutionnelle sont dangereuses pour l’établissement d’un État de droit et risquent de favoriser l’instauration d’une nouvelle dictature. 

 

Menaces sur les libertés

En plus des dangers liés au projet de Constitution, l’arrivée de François Hollande intervient au moment où le Parti d’Ennahdha et ses alliés les plus serviles, soutenus par les milices autoproclamées «Ligues de protection de la révolution», tentent un passage en force pour faire voter une loi d’exclusion au nom de «l’immunisation de la Révolution» afin d’interdire à leurs adversaires politiques de participer aux prochaines élections. Si l’on ajoute à cela l’absence de progrès tangibles dans l’enquête concernant l’assassinat de Chokri Belaïd, le maintien en prison de Jabeur Mejri condamné à 7 ans de prison pour blasphème, de la FEMEN Amina, d’un rappeur, de journalistes, de sit-inneurs du bassin minier de Gafsa-Rédeyef, des manifestants emprisonnés à Siliana, etc., on ne peut pas dire que la situation en Tunisie ait tellement changé pour que la visite du chef de l’État français reportée auparavant se justifie aujourd’hui. Bien au contraire, l’absence d’un agenda politique clair concernant la suite de la transition, qui n’a que trop duré, ne serait-ce que du point de vue des engagements pris par les actuels gouvernants et des délais prévus par la loi appelant aux dernières élections constitutionnelles, compromet sérieusement la situation économique du pays, contribue à la détérioration des conditions de vie des populations et des régions qui ont été à l’origine de la Révolution et ajoute au climat d’incertitude, d’inquiétude et de tension politique qui ne profite qu’aux forces hostiles à un aboutissement démocratique du processus en cours. 

Ce que l’on espère, c’est que le chef de l’État français n’est pas venu seulement pour obtenir que la Tunisie ne devienne pas une base arrière pour les actions d’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique) ce qui demeure un objectif important pour la France comme pour l’ensemble des pays de la région, en fermant les yeux sur tous les autres dossiers comme l’avaient fait ses prédécesseurs avec les dictateurs qu’étaient Ben Ali, Moubarak et leurs semblables, ou avec les monarchies rétrogrades de la Péninsule arabique violant les droits humains les plus élémentaires et investissant leurs pétrodollars pour s’opposer à toute évolution démocratique dans les mondes arabe et musulman. Nous espérons que la France et la Communauté européenne qui ont intérêt à ce que la transition démocratique réussisse en Tunisie et dans toute la rive Sud de la Méditerranée, et au-delà, ont tiré les leçons de leur complicité passée avec des régimes antidémocratiques et ne sacrifieront pas à nouveau les droits humains, les valeurs de liberté et d’égalité, au profit des impératifs sécuritaires et mercantiles comme cela a été le cas jusqu’ici.

 

Au-delà de la raison d’État

Les Tunisiens attendent de la France et de l’Europe un engagement en faveur de la démocratie, des droits humains, d’un développement social, culturel et économique équitable et durable. Ils attendent que les biens et les fonds détournés par les anciens dirigeants et leurs proches soient restitués dans les meilleurs délais et dans la transparence pour qu’ils ne soient pas à nouveau utilisés au profit de desseins contraires aux aspirations qui ont porté leur Révolution. Ils attendent aussi l’abrogation des mesures restrictives prises par les gouvernements précédents dans les domaines de la coopération médicale entre les hôpitaux français et tunisiens, de l’accès aux universités françaises et de la coopération scientifique. Ils ne supportent plus l’arbitraire et l’humiliation qu’ils subissent lorsqu’ils demandent un visa et voient leur demande rejetée sans raison ou lorsqu’on leur demande à chaque fois un document supplémentaire non prévu initialement. L’externalisation du traitement des demandes de visas confié à une agence privée, servant d’écran entre les services consulaires et les personnes souhaitant se rendre en France, est vécue comme un obstacle de plus pour rendre plus difficile l’acquisition d’un visa.

Perplexes quant au timing de la visite de François Hollande, les Tunisiennes et les Tunisiens fidèles aux aspirations sociales et démocratiques qui ont porté leur Révolution, espèrent que cette visite sera l’occasion de mettre ces revendications au cœur des relations entre le Sud et le Nord de la Méditerranée et plus particulièrement entre la Tunisie et la France.

 

*Professeur de Science Politiques 

à l’Université Lyon2 en délégation 

CNRS à l’IRMC à Tunis.

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