Pourquoi as-tu laissé seul le sauté de brocoli ?

La chronique de Youssef Seddik

Jamais une disparition d'un ami, n'a autant déréglé en moi le sens des conduites idoines en pareil cas, le sens du devoir dû aux siens. Plusieurs jours, je m'en suis tenu au déni de la mort comme naufragé à une piètre épave, une mort, pourtant de mille manières, annoncée. Quelques jours auparavant, trois ou quatre, je glissais en sa compagnie en une si vive complicité de grands rires d'évocation de poètes, penseurs, romanciers qu'il a pu publier, qu'il se promettait ou rêvait, dans un long soupir, d'éditer un jour ou l'autre. Il m'était impossible alors de prolonger dans les creuses formules de condoléances ou d'une furtive apparition dans le cortège des consolateurs, le bref faire-part reçu au téléphone !…

En l'écoutant, assis au bord de son lit des tous derniers moments, ses paroles me parvenaient du fond d'une étrange réminiscence, celle d'un plat de sauté de brocoli à la tunisienne ! Décidément, nos mémoires nous mènent là où leurs folles boussoles pointent, sans prévenir, la fine aiguille de tel ou tel souvenir, précis, inattendu, bienvenu ou déroutant.

Il y a plusieurs années je l'ai appelé à son bureau de Sud-Edition, rue de Palestine, pour me faire inviter à sa table et déjeuner avec toute la famille. J'ai suggéré même le mets que je désirais manger, taquin ou sérieux, je jouais sur les deux tableaux : un sauté de brocoli, ainsi que seule sa grande Dame d'épouse savait le préparer !

Ce jour-là, la salle à manger était inondée d'une lumière printanière légèrement adoucie par le vert soutenu de la pelouse qui disputait, à l'azur l'espace de la grande fenêtre. Mon plat préféré trônait sur la nappe immaculée, comme un prince mamelouk au milieu de ses courtisans culinaires, salades, panier de morceaux de pain, couverts, etc. Je le regardais tout à la fois à travers le regard scrupuleux, comme auscultant, du maître de céans, et en épiant la subtile attitude de l'alchimiste-cuisinière, mélange de gêne et de coquetterie. Elle ne pouvait esquisser le moindre élan en direction du plat de brocoli, déjà pour nous servir, sans se rétracter et attendre que son mari achevât sa prière oculaire. En fait, c'est seulement quand il a parlé, que j'ai su qu'il ne pouvait que prier. Il a dit, comme un seigneur de la palette, toutes les nuances des jantes, des ocres et des beiges, les senteurs des condiments et des épices, sol d'origine et vertu de chacune des saveurs qui allaient gorger nos papilles de bonheur et de silence… religieux !

C'est bien cette joie tranquille de vivre et d'aimer, de savoir et de transmettre, d'écouter, d'étonner et de s'étonner parfois avec ce ravissement de l'enfant, de humer les bises des hauts lieux de la culture et des connaissances d'où qu'elles viennent, qui maintient toujours en vie notre concitoyen, cet éternel priant. Mohamed Masmoudi a su à chacun de ses menus instants parmi les déambulants, que nous sommes encore, que le don de vie ne saurait nous être lancé comme une obole par un Dieu lointain, hautain et cruel. C'est bien la vie qui est le divin-même, et s'y couler, s'y mettre, s'y inscrire, restent la seule manière de retrouver Dieu en soi et soi en Dieu. Nous en avons souvent devisé en ces termes, avec en notre compagnie tous les vrais prophètes, les Pascal, les Tawhidî, les Valéry ou les Abû Nawâs… Altières références que l'immense générosité, l'intelligence et le sens de l'accord de " Si " Mohamed ordonnait en virtuose des correspondances comme dans un joli couffin pour un riche et succulent sauté de brocoli.

Y.S.

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