Par Dr Sami Ayari*
Les pays du Golfe, notamment les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, ont intensifié leurs investissements dans les technologies de pointe, avec un accent particulier sur l’intelligence artificielle (IA) et l’innovation à l’échelle mondiale.
Disposant d’environ 36 % des réserves mondiales de pétrole et de 18 à 25 % de celles de gaz, les pays du Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis, Koweït, Oman et Qatar) ont connu une croissance économique fulgurante en quelques décennies. Cependant, leur économie reste fortement dépendante des hydrocarbures, qui représentent une part essentielle du budget, des exportations et du PIB. À titre d’exemple, la contribution des hydrocarbures au PIB s’élève à 30 % aux Émirats arabes unis, 40 % au Qatar et en Arabie saoudite, 20 % à Bahreïn, et 45 % au Koweït et à Oman.
L’accélération de la transition énergétique mondiale fait peser une menace croissante sur la rente pétrolière et gazière, exposant ces économies à un risque de déclin progressif. Si l’échéance reste incertaine, l’impact de cette transformation devient de plus en plus tangible.
Le paradoxe de la rente : bénédiction ou malédiction ?
Jusqu’à présent, cette rente a permis aux gouvernements de ces pays de garantir un niveau de vie élevé à leur population, principalement grâce au secteur public qui redistribue les revenus du pétrole. Cependant, si ces revenus venaient à diminuer, il serait crucial que les secteurs alternatifs génèrent des revenus équivalents afin d’éviter une baisse du niveau de vie et de la consommation, qui représentent aujourd’hui des moteurs essentiels de la croissance hors hydrocarbures.
La rente pétrolière, bien qu’avantageuse, constitue également une entrave majeure à la diversification. Ce phénomène est connu sous le nom de syndrome néerlandais, une manifestation spécifique de la malédiction des ressources. Il illustre les effets pervers d’une dépendance excessive à une rente sur une économie nationale.
Ce concept trouve son origine aux Pays-Bas dans les années 1950, après la découverte d’un vaste gisement de gaz naturel à Groningue. L’exploitation de cette ressource a entraîné un afflux massif de devises étrangères, provoquant une appréciation de la monnaie nationale. Cette hausse a rendu les autres exportations moins compétitives, tout en favorisant les importations. Par conséquent, l’industrie manufacturière et d’autres secteurs productifs ont progressivement décliné, entraînant une désindustrialisation rapide.
Comment éviter le piège du syndrome néerlandais ?
Pour réussir à surmonter les défis liés à l’après-pétrole, les pays du Golfe doivent impérativement réussir leur diversification économique en investissant dans des secteurs stratégiques à forte valeur ajoutée, tels que les technologies innovantes et les industries de pointe. L’objectif est de bâtir une économie résiliente, capable de générer des revenus aussi importants que ceux issus des hydrocarbures.
L’Atlas de la complexité économique (Atlas of Economic Complexity), développé par le Growth Lab de l’Université Harvard, est un outil de recherche novateur qui transforme notre compréhension du développement économique. Il permet d’analyser la structure productive des pays en la représentant sous forme de réseaux, où la densité traduit la proximité entre différents secteurs en termes de connaissances, technologies et compétences. Cette approche aide à identifier les voies de diversification économique accessibles à un pays.
Toutefois, les économies rentières du Golfe se caractérisent par une structure productive peu dense. Leurs industries exportatrices actuelles sont faiblement connectées à d’autres secteurs, limitant les possibilités de diversification rapide. Face à ce défi, l’Université Harvard et le FMI recommandent d’investir dans des industries innovantes éloignées du tissu économique existant. Ces secteurs pourraient, à long terme, servir de base pour une diversification progressive. Cependant, ce choix stratégique implique une prise de risque plus élevée et des résultats différés.
Dans cette transition, il pourrait être nécessaire d’accepter un ralentissement temporaire de la croissance hors pétrole, car les ressources productives se déplaceraient des secteurs traditionnels vers des industries émergentes. Cela remet en question la pertinence des indicateurs économiques classiques pour évaluer la transformation en cours. Un parallèle peut être établi avec la course au numérique et à l’intelligence artificielle engagée par certains États du Golfe. La clé du succès réside dans la cohérence des stratégies adoptées et l’ampleur des investissements locaux dédiés à ces nouveaux modèles de croissance.
La diversification doit se concentrer sur des secteurs de pointe, à forte valeur technologique et innovante, capables de générer des revenus comparables à ceux de la rente pétrolière.
En quoi consiste cette transition en matière d’investissements, et quels sont les principaux fonds impliqués ainsi que leurs activités ?
L’Arabie saoudite soutient plusieurs fonds d’investissement d’envergure, totalisant jusqu’à 240 milliards de dollars, axés principalement sur l’intelligence artificielle (IA), les centres de données et la fabrication de pointe. Dans le cadre de cette transition, le royaume a mis en place plusieurs fonds et initiatives majeurs pour soutenir l’IA et les technologies avancées. Parmi ces projets, on trouve un fonds d’investissement de 40 milliards de dollars, géré par le Fonds public d’investissement d’Arabie saoudite (PIF), en partenariat avec Andreessen Horowitz, l’une des sociétés de capital-risque les plus influentes de la Silicon Valley.
Par ailleurs, le PIF a lancé un projet ambitieux visant à créer un groupe entièrement dédié aux technologies de l’IA, avec une capacité d’investissement de 100 milliards de dollars. En outre, l’Arabie saoudite a annoncé des investissements de 6,4 milliards de dollars dans les technologies futures lors de l’événement LEAP. Le PIF a également pris des participations dans 14 nouveaux fonds de capital-risque et investit dans des entreprises majeures de l’IA telles que Mistral et Databricks.
Au Qatar, la Qatar Investment Authority (QIA), un fonds souverain, a lancé plusieurs initiatives d’investissement pour soutenir le secteur technologique. Parmi les projets phares, la QIA a annoncé un fonds de capital-risque de 1 milliard de dollars lors du Web Summit, destiné à stimuler les startups au Qatar et dans la région du Golfe, en se concentrant sur des secteurs stratégiques tels que la fintech, l’edtech et la santé.
En mai 2024, la QIA a annoncé son intention d’investir dans Ardian Semiconductor, soulignant son intérêt pour les semi-conducteurs, un secteur technologique clé. Parallèlement, la QIA a renforcé sa collaboration avec Bpifrance pour augmenter la taille de leur partenariat d’investissement, visant à injecter jusqu’à 300 millions d’euros supplémentaires dans des domaines prioritaires tels que l’IA, les semi-conducteurs, l’informatique quantique, la santé, l’aérospatial et la transition énergétique.
Les Émirats arabes unis, en tant qu’investisseur majeur et le plus actif dans la région, ont lancé plusieurs initiatives stratégiques pour soutenir l’intelligence artificielle et les technologies avancées. En 2024, le gouvernement a lancé MGX, un programme ambitieux visant à investir 100 milliards de dollars dans les infrastructures de l’IA, incluant les centres de données et la fabrication de puces. En parallèle, un fonds de capital-risque de 10 milliards de dollars a été créé pour soutenir les startups dans ce domaine.
MGX est une société d’investissement basée à Abou Dhabi, spécialisée dans l’IA et les technologies de pointe. Fondée en mars 2024, elle résulte d’un partenariat entre le fonds souverain Mubadala et la société d’IA G42. Ses investissements couvrent plusieurs secteurs stratégiques, notamment les infrastructures de l’IA, les semi-conducteurs et les applications de l’IA.
Depuis sa création, MGX a participé à plusieurs initiatives de grande envergure à l’échelle mondiale. En janvier 2025, elle a rejoint le Global AI Infrastructure Investment Partnership (GAIIP) aux côtés de BlackRock, Global Infrastructure Partners et Microsoft, dans le but de mobiliser 30 milliards de dollars en capital-investissement. MGX fait également partie du projet Stargate, annoncé par Donald Trump, impliquant OpenAI, SoftBank et Oracle. Ce projet vise à développer des centres d’hébergement et de traitement des données aux États-Unis et à renforcer le leadership technologique américain dans l’IA. Il prévoit un investissement immédiat de 100 milliards de dollars, avec l’objectif d’atteindre 500 milliards de dollars dans les quatre prochaines années.
En octobre 2024, MGX a participé à un tour de table de 6,6 milliards de dollars pour OpenAI, consolidant ainsi son engagement dans l’écosystème de l’IA. Par ailleurs, MGX est impliquée dans un projet d’acquisition de AirTrunk, un leader des centres de données en Asie-Pacifique, pour un montant estimé à 13 milliards de dollars.
En février 2025, MGX a annoncé un investissement massif en France pour la construction d’un campus dédié à l’IA, comprenant un data center géant d’une capacité allant jusqu’à un gigawatt. Ce projet devrait devenir le plus grand campus axé sur l’IA en Europe, une sorte de « mini-Stargate », avec un financement pouvant atteindre 50 milliards d’euros.
MGX a également investi dans xAI, la startup d’intelligence artificielle d’Elon Musk. Lors d’un “Series C funding round” de xAI en décembre 2024, MGX a fait partie des investisseurs stratégiques ayant contribué à une levée de fonds de 6 milliards de dollars. Cette participation témoigne de l’engagement de MGX dans le secteur de l’IA et des technologies avancées.
Pourquoi la Tunisie ne parvient-elle pas à attirer des TechInvest en provenance des pays du Golfe ?
D’autres questions essentielles se posent et interpellent tous les acteurs de l’écosystème. Les ministères doivent y répondre très rapidement : faut-il réinventer nos stratégies d’investissement pour mieux capter l’intérêt de ces nations ? Est-ce un problème exclusivement géopolitique, ou bien une défaillance de notre diplomatie économique qui nous empêche de saisir ces opportunités ? S’agit-il d’une perception négative de notre marché, ou bien d’une volonté délibérée de certains pays du Golfe de maintenir une forme de dépendance économique en attirant nos compétences à bas coût ?
Quels sont les facteurs internes ou structurels qui expliquent le manque d’attractivité de notre économie face aux investissements du Golfe ?
Nos modèles de gouvernance et de gestion des affaires publiques constituent-ils un frein à l’arrivée des investisseurs du Golfe ?
En effet, la Tunisie peine à attirer les investisseurs du Golfe pour plusieurs raisons stratégiques. D’abord, la taille du marché tunisien est un facteur limitant. Avec seulement 12 millions d’habitants, la Tunisie est perçue comme un marché local trop restreint, peu scalable, surtout en comparaison de pays comme l’Égypte. Pourtant, la Tunisie pourrait être vue comme une porte d’entrée, voire un hub méditerranéen, maghrébin et africain.
Ensuite, la Tunisie manque de synergies avec les pays du Golfe, qui privilégient les investissements dans des startups ayant un ancrage plus direct dans la région MENA, comme c’est le cas pour l’Égypte, mieux intégrée à cet écosystème grâce à des connexions linguistiques, économiques et infrastructurelles. En revanche, la Tunisie reste plus orientée vers l’Europe, notamment la France, et entretient moins de liens économiques avec le Golfe.
Les investisseurs du Golfe sont-ils confrontés à des risques économiques et réglementaires en Tunisie ?
En effet, malgré les efforts du Startup Act, la fiscalité complexe et la lourdeur administrative continuent de constituer un frein pour les investissements étrangers, d’où la nécessité, dans tous les cas, d’un Startup Act 2.0.
Il est vrai que les success stories tunisiennes ne sont pas suffisamment nombreuses pour attirer les investisseurs du Golfe, ces derniers cherchent des startups avec un fort potentiel de valorisation et capables de réussir des exits importants, tels que des acquisitions ou des introductions en bourse. En Tunisie, peu de startups ont réussi à lever des fonds à grande échelle ou à être rachetées par des géants technologiques.
De plus, les fonds du Golfe privilégient les hubs technologiques régionaux tels que Le Caire et Casablanca, qui offrent un accès direct aux capitaux et des régulations favorables aux investissements étrangers, d’où l’organisation du GITEX Africa au Maroc.
Le classement de la Tunisie dans l’indice mondial de préparation à l’IA d’Oxford Insights ne cesse de reculer, mettant en évidence un manque de vision claire et de stratégie définie en matière d’IA. En seulement deux ans, le pays a perdu 20 places, subissant une véritable chute libre, et se retrouve désormais au 92ᵉ rang sur 188. Cette détérioration continue ne favorise pas l’attraction d’investissements, tout court, elle souligne l’urgence d’agir !
Rafraîchissons un instant notre mémoire : dès le début des années 70-80, la coopération technique tunisienne a connu une forte expansion, se dirigeant surtout vers les pays du Golfe. Cette évolution a été largement motivée par la demande croissante de ces nations en compétences, en particulier dans les secteurs de la santé et de l’éducation. La Tunisie a ainsi envoyé médecins, infirmiers, gestionnaires d’établissements de santé, enseignants, professeurs universitaires et ingénieurs dans des domaines tels que le génie civil, la pétrochimie et l’informatique pour accompagner le développement rapide de ces pays.
Mais pourquoi cette ingratitude teintée de cynisme ? Dans certaines régions, des stratégies économiques et géopolitiques reposent sur une gestion délibérée de l’inégalité et du chômage, transformant la pauvreté en une condition d’asservissement. En maintenant un taux élevé de chômage et de précarité, les élites locales, souvent alliées à des intérêts étrangers, créent un climat où les bas salaires deviennent la seule option. Ce mécanisme devient ainsi un moyen de contrôle, où la promesse de stabilité sociale se négocie contre la résignation face à des conditions de vie dégradées. Ces stratégies ne cherchent pas à éradiquer la pauvreté, mais à la rendre systématique, pour maintenir un ordre économique et politique fondé sur l’exploitation, où les aspirations des populations sont étouffées.
« Les sociétés qui échouent à éliminer la pauvreté choisissent, consciemment ou non, de maintenir les inégalités comme une forme de contrôle social », disait Joseph Stiglitz. Ou encore « le chômage élevé s’inscrit dans un système économique où l’insécurité de l’emploi devient un levier pour baisser les exigences salariales et maintenir la soumission des travailleurs », disait Noam Chomsky.
Peut-on appliquer ces réflexions à une échelle géopolitique et géoéconomique ? Ma réponse est oui !
Il semble bien qu’il existe une volonté, principalement occidentale et européenne, avec les pays du Golfe, de maintenir la Tunisie sous perfusion, en distribuant des miettes et en exploitant ses compétences à bas coût, afin de continuer à spolier nos talents gratuitement. Pourquoi ne pas explorer des partenariats avec des pays comme le Koweït et Oman qui, malgré leurs ressources pétrolières, semblent plus ouverts à la diversification économique ?
Créer un fonds d’investissement gagnant-gagnant pourrait-il être une solution stratégique pour engager une coopération bénéfique pour les deux parties, en mettant en avant des projets de développement communs entre la Tunisie, le Koweït et
Oman ?Est-ce que ces pays, moins saturés que l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis, pourraient être plus ouverts à des initiatives de diversification et à des investissements dans des secteurs comme les technologies, l’innovation ou les énergies renouvelables en Tunisie ?