Pourquoi les présidents ressentent-ils le besoin d’écrire leurs mémoires ?

La sortie des mémoires de l’ancien président américain Barack Obama, intitulés « Une terre promise » a constitué un évènement qui a dominé l’actualité internationale, éclipsant un temps la situation de la pandémie Covid-19 qui était au centre des préoccupations des responsables politiques et du débat public. La maison d’édition Crown qui a publié le livre a pris toutes les dispositions pour faire de cette parution un évènement incontournable. Ainsi, trois millions d’exemplaires ont été imprimés pour la première édition. Par ailleurs, si habituellement la traduction d’un livre dans d’autres langues se fait plusieurs mois après sa parution, les livres d’un intérêt global, ou ce que j’appelle « les livres-monde », sont publiés dans d’autres langues le même jour pour faire de cette parution un évènement international.
L’importance de cet essai et l’influence qu’ont eues les décisions du Président Obama sur le cours du monde ont fait de la parution de cet ouvrage un événement qui a éclipsé tous les autres. Ainsi, l’essai a été publié dans 22 pays. En Allemagne, un million d’exemplaires ont été imprimés d’un seul premier tirage. En France, 200 000 exemplaires ont été mis en circulation chez l’éditeur parisien Fayard.
Les observateurs et les spécialistes du marché du livre estiment que les mémoires de l’ancien président Obama vont dépasser les records enregistrés par Michelle Obama dont l’ouvrage intitulé « Devenir » a atteint 7 millions d’exemplaires. Les droits reçus par l’auteur ont atteint 65 millions de dollars, ce qui donne une idée sur l’ampleur du chiffre d’affaires engrangé par le livre et qui dépassera, selon les premières estimations, le demi-milliard de dollars.
La publication de cet essai et l’intérêt qu’il a suscité à travers le monde soulignent l’apparition d’un nouveau genre littéraire depuis quelques années qui englobe les mémoires des hommes politiques et des anciens chefs d’Etats. Ce genre littéraire est apparu dans les grandes démocraties et a suscité un succès et des chiffres de vente importants, ce qui a poussé les maisons d’édition à s’y intéresser et à encourager les responsables politiques à écrire leurs mémoires et à les publier dans des essais et des livres à succès.
On peut en mentionner plusieurs. Parmi eux, les mémoires de l’ancien président français, François Hollande, « Les leçons du pouvoir », publiés en 2018 à sa sortie du pouvoir, ont eu un grand succès, ce qui a poussé certains observateurs à se poser la question de savoir si la vraie raison de cette publication n’était pas de préparer le come-back de l’ancien président sur la scène politique.
Après ce succès éditorial, François Hollande vient de publier un nouveau livre pour enfants intitulé « Leur République » en février 2020, dans lequel il a cherché à expliquer les fondements de la démocratie française et de la République. De nouveau, cet essai a été un grand succès de librairie.
Dans le même genre littéraire, on peut évoquer l’ouvrage de l’ancien ministre socialiste Jean-Pierre Chevènement joliment intitulé « Qui veut risquer sa vie la sauvera » aux éditions Robert Laffont. Même s’il a publié plusieurs essais par le passé sur des questions politiques et stratégiques, c’est la première fois que Jean-Pierre Chevènement s’adonne à ce nouveau genre en écrivant ses mémoires et en revenant sur sa vie privée et les principales étapes de son parcours politique. Cet essai a rencontré un grand intérêt, compte tenu des positions importantes exprimées par l’homme politique qui l’ont amené à démissionner à plusieurs reprises de ses responsabilités gouvernementales pour défendre ses idées. Et, probablement, l’une de ces positions les plus importantes a été sa démission du poste de ministre de la Défense, le 28 janvier 1991, pour exprimer son refus à la participation de l’armée française dans la guerre du Golfe aux côtés de la coalition conduite par les Etats-Unis.
En dépit du développement de ce nouveau genre littéraire dans les grands pays démocratiques, il est resté marginal et quasi inexistant dans le monde arabe. J’ai essayé de participer à cette nouvelle mode littéraire lorsque j’ai quitté mes fonctions comme ministre de l’Economie et des finances dans le gouvernement de Mehdi Jomaâ en publiant un essai intitulé « Chroniques d’un ministre de transition » chez Cérès en 2016 et qui a été traduit en arabe chez l’éditeur Mohamed Ali/Attanwir en 2017. J’ai essayé dans cet essai dans un style littéraire de revenir sur mon expérience au pouvoir et les principales leçons de cet exercice.
Pour comprendre le succès de ce nouveau genre littéraire, on peut mentionner trois raisons essentielles. La première concerne la nature de l’écriture et de la narration. Les auteurs se sont éloignés de l’écriture formelle et rigide utilisée dans les rapports officiels. Le style de ces essais se rapproche de la narration qu’on retrouve dans les romans qui comportent une grande part d’intimité, de proximité et de suspense. Cela rend la lecture facile et agréable. Et, même si les hommes politiques ne disposent pas de ces qualités narratives, les maisons d’édition mettent à leur disposition des écrivains professionnels qui vont les aider à écrire leurs mémoires dans un style fluide, accessible et agréable.
La seconde raison qui explique le succès de ce genre littéraire est liée à la volonté des lecteurs et des citoyens d’une manière générale, à découvrir les arènes du pouvoir et comprendre leurs logiques de fonctionnement qu’ils peuvent découvrir à travers ces lectures.
La troisième raison qui explique également cet intérêt est liée à la volonté des citoyens de comprendre et de connaître le secret des relations internationales et des grandes décisions des politiques internationales. La lecture de ce type d’essais donne la possibilité aux citoyens de pénétrer ces secrets et de mieux comprendre les grandes décisions.
Si ce nouveau genre littéraire rencontre un grand succès auprès des lecteurs, il commence également à intéresser les responsables politiques comme le montre l’ouvrage de l’ancien président Barack Obama. De plus en plus, les responsables politiques et les anciens chefs d’Etat ressentent le besoin de s’engager dans cet exercice et d’écrire leurs mémoires pour au moins deux raisons. La première raison réside dans la nécessité pour ces responsables de donner leur propre version de l’histoire. Durant leur exercice du pouvoir, ils étaient soumis à une obligation de réserve qui les empêchait de donner leur version. Ce sont d’autres qui vont écrire cette histoire sans la participation de ceux qui sont en train de la faire. Cette écriture ne leur rend pas nécessairement justice. Du coup, la rédaction de leurs mémoires leur donne l’occasion d’écrire l’histoire telle qu’ils l’ont vécue.
La seconde raison est de se donner l’opportunité de réfléchir de manière critique sur la pratique du pouvoir. En effet, cette écriture, pour être crédible, ne peut pas se limiter à faire l’éloge de cette expérience. Elle doit prendre une certaine distance et doit reconnaître et expliquer certaines difficultés ainsi que les limites de cette expérience.
Mais, ces écrits, comme le dernier livre de l’ancien président Barack Obama, souffrent d’une grande limite dans la mesure où ils se concentrent sur l’expérience de l’homme politique sans nécessairement l’inclure dans le contexte global. Les mémoires de l’ancien président Hollande, ainsi que ceux du président Obama, ne se sont pas penchés sur le plus grand défi des sociétés modernes, qui est la crise des régimes démocratiques et leur incapacité à faire face aux crises globales, ce qui a accéléré l’émergence et le renforcement des forces populistes.
En dépit de certaines limites, l’apparition de ce nouveau genre littéraire basé sur les mémoires des responsables politiques et des anciens chefs d’Etat, est une contribution indispensable dans les régimes démocratiques. En plus du fait que ces témoignages constituent des contributions importantes à l’écriture de l’histoire, ils permettent aux citoyens de mieux connaître certaines faces cachées de l’ordre global et de contribuer ainsi, à renforcer la transparence nécessaire au fonctionnement des systèmes démocratiques.

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