Pourquoi les Tunisiens ne croient-ils plus en l’État régalien ni en son Administration ?

John Locke (un des fondateurs du libéralisme) disait :
« …L’État n’existe pas, ce sont les hommes qui le constituent ! »

Alors, si l’État en tant que tel n’existe pas (on n’a jamais vu un État se promener ou aller au marché) et qu’en réalité ce qui le constitue, ce sont des hommes et des femmes que nous avons mis à ces places et à qui nous avons confié le pouvoir absolu, y compris celui de prendre notre subside, de nous violenter et de confisquer notre liberté, la question qui se pose donc aujourd’hui est comment pourrait-on contrôler ce monstre que nous avons créé ?
Ainsi, il découle logiquement de ce constat un point cardinal relatif aux finances, à savoir :  s’il n’y a plus d’argent pour les hôpitaux, s’il n’y en a pas plus pour l’éducation ni pour les services publics de base, alors la question qui se pose est de savoir où va l’argent public.
Sachant que jamais depuis la création de la République et de l’Administration publique, l’État n’a ponctionné et soutiré autant d’argent au peuple !
Quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, il semble que les Tunisiens ne lui font plus confiance, elle a perdu toute crédibilité aux yeux des Tunisiens. Un ensemble non négligeable de la société, toutes franges confondues, semble croire qu’elle mène le pays vers le chaos.
Elle, c’est notre Administration républicaine, incarnation de l’État.
La majorité absolue des Tunisiens, respectueux des lois de la République (parmi ceux qui ne sont pas fonctionnaires), ceux qui se lèvent tous les jours pour récolter leur subside, pour assurer leur subsistance, ceux qui créent la richesse, ceux qui créent la valeur, ceux qui payent la contribution au bon fonctionnement des services publics (l’impôt), porte un regard de plus en plus méfiant sur les fonctionnaires et l’administration en général.
Payée par leurs impôts et censée œuvrer à améliorer leur cadre de vie, leur quotidien et leur environnement, l’Administration publique et ses fonctionnaires se sont transformés en seigneurs et suzerains, avec des droits divins sur des citoyens censés être libres et maîtres de leur administration, transformés en esclaves des temps modernes, en des « administrés » ; la sémantique est particulièrement significative.
La logique doctrinale de l’administration se manifeste souvent par les éléments de langage qui dissocient clairement et de manière souvent péjorative, la population entre « le public » (au singulier) et « les privés » (au pluriel).
Les fonctionnaires se voient comme étant l’incarnation de la nation ; les paiements de la population sont leur dû et leur droit sur lesquels le peuple n’a en réalité aucun droit de regard ni de contrôle. L’Administration se définit comme la seule dépositaire du nationalisme, incarnation de la République et la seule apte à défendre l’intérêt public.
A bien y penser, c’est le féodalisme parfait, sauf que le maître est la masse des fonctionnaires organisés en Administration et État.
Selon l’État (les fonctionnaires), le reste de la population (la majorité) ne pense qu’à ses intérêts propres, personnels, pécuniaires et égoïstes et, généralement et souvent, au détriment du bien commun et de l’intérêt de la République. Ce sont, en un certain sens, des sous-Tunisiens (Dhémmi), des Tunisiens de seconde classe, ce qui justifie, selon la doctrine publique, tout l’arsenal de défiance, de contrôle, de coercition a priori, de méfiance et de sanctions à leur encontre, rien que pour garantir l’encaissement de leurs revenus.
Ce regard grossissant et volontairement caricatural de la relation entre le peuple souverain et l’État, est une vision réduite et réductrice de l’expression de la rupture entre les citoyens et l’Administration publique.
Les citoyens, travailleurs, entrepreneurs, commerçants, hommes et femmes de la culture et de l’art et petits métiers, autres que les quelques nantis et dépositaires des rentes de situation (élément fondamental du système administratif féodal, né avec l’ancien régime et renforcé depuis 2011), se définissent comme les vrais patriotes qui se battent pour leur pays afin de faire progresser la richesse nationale, créer la croissance et protéger la nation contre la concurrence des économies étrangères.

Les Tunisiens ne comprennent pas…
Créateurs de valeur et de richesse nationales, d’emplois et d’opportunités et véritable squelette de la République, ils considèrent que l’État n’agit pas dans l’intérêt national, mais simplement pour alimenter et entretenir sa survie et soutenir son train de vie.
Cette frange de la population estime que l’Administration agit contre l’intérêt général, qu’elle agit essentiellement pour son propre compte, favorisant quelques nantis et rentiers de situation, et surtout, les étrangers au détriment des tunisiens.
Les Tunisiens et particulièrement les jeunes (27-40 ans), en âge de produire et de s’impliquer pour un meilleur avenir, considèrent l’État et son Administration comme un handicap et même un obstacle en travers de leurs ambitions légitimes.
Souvent contraints à l’exil pour réaliser leurs rêves d’un avenir meilleur, les Tunisiens n’en demeurent pas moins très attachés à la nation et sont à l’affût de chaque petite lueur d’espoir pour renouer avec le sol national. Cette fronde de travailleurs, des jeunes et des entrepreneurs, crée, entre autres, de la récession économique et donc un tarissement des ressources budgétaires de l’État.
Les Tunisiens ne comprennent pas que ce monstre impitoyable qu’ils ont créé, censé être à leur service, puisse être aussi magnanime, protecteur, encourageant, facilitateur et compréhensif avec une frange de citoyens qui agissent au détriment de tout bien commun, qui détruisent le tissu productif national et qui œuvrent hors de toute loi et règle communautaires, au vu et au su de tous (les contrebandiers, les truands, les trafiquants, les hors-la-loi, etc.) ; mais aussi en confortant et en soutenant plus que jamais, les rentiers de situation et les accumulateurs de richesses non productives hors du pays.
Les Tunisiens ne comprennent pas où va leur argent, qu’on leur en demande toujours plus et surtout, qu’on les traite de voleurs, d’égoïstes, de traitres, de conspirateurs et de responsables de tous les maux de la nation ; eux qui se considèrent comme étant les véritables créateurs de valeurs et le véritable ciment de la République.
De son côté, l’État, refusant de voir cette triste réalité, s’obstinant dans sa posture de refus et de déni de remise en cause, de refonte de sa propre doctrine, ne comprend pas qu’il puisse manquer de ressources et continue de presser le citron sans se rendre compte que le fruit est sec.
L’état d’esprit de l’Administration se manifeste à travers ses actions où toutes les solutions mises en avant reposent strictement sur le principe de collecte maximale de prélèvements fiscaux auprès des travailleurs, des opérateurs économiques et des petits métiers, ou ce qu’il en reste chaque année.  Aucune analyse ou étude comparative entre les sortants et les intrants dans le circuit productif n’est faite afin d’appréhender l’état réel de la situation.
Afin de contredire ses « détracteurs » et conforter ses choix doctrinaux, l’État ne fait que communiquer sur les quelques petites réalisations d’investissements et les quelques petits projets, ou mieux encore sur d’hypothétiques grands projets d’infrastructures qui ne verront jamais le jour faute de moyens.
Alors, pour noyer le poisson et continuer à maintenir sa posture de vérité absolue (l’autruche), l’État met en avant des signatures de contrats de financement et de collecte de ressources extérieures, sauf qu’a bien y regarder, il s’agit essentiellement de fonds dédiés au financement des études et non à la réalisation des projets (majoritairement des dons).
D’aucuns diront que c’est bon à prendre et que cela montre que l’État essaie mais que l’environnement est hostile, etc. ; en réalité, ce n’est que fuite en avant, une manière d’acheter du temps pour retarder l’inévitable…
Le parti de l’État (l’Administration publique) croit fermement que les Tunisiens sont dupes et crédules, que ce qu’on leur sert comme discours et explications est convaincant et du coup, lorsque les Tunisiens réagissent, ils sont stigmatisés et définis comme des comploteurs. C’est précisément dans cette ambiguïté que réside l’erreur fatale de l’Administration, générant ainsi la rupture entre l’État, l’Administration publique et les Tunisiens.
Les Tunisiens analysent, comprennent et appréhendent parfaitement la réalité des choses ; chacun à son niveau fait ses petits calculs ; il lit, se documente, discute, compare et traite la masse incommensurable d’informations qui circulent sur la Toile. Ils sont de moins en moins des suiveurs ou des moutons de panurge, prennent du recul et finissent par penser par eux-mêmes.
Cela paraît encore plus clairement lorsque les citoyens écoutent le discours des dirigeants, un discours agressif, négatif, accusateur et surtout basé sur des contrevérités, un discours véhiculé et amplifié par une nuée de relais sur les réseaux sociaux et les médias, dans une vaine tentative de créer et d’imposer un Main Stream inquisiteur.

Rupture consommée
Il apparaît ainsi, de manière quasiment certaine, que seul le parti de l’Administration a la capacité et le pouvoir de fournir les analyses et les données pour entraîner les dirigeants (non compétents en matière de gouvernance et de politique publiques), vers une opinion fausse, totalement inféodée à la vision administrative de l’État, basée sur des intérêts intrinsèques plutôt que publics.
Nous nous trouvons aujourd’hui face à une situation où deux camps se font face et se retranchent obstinément sur leurs positions, avec deux visions des intérêts nationaux et de la gouvernance publique qui s’opposent. La rupture entre les citoyens et l’Administration publique est consommée, la méfiance et la défiance ayant remplacé la confiance et la solidarité.
Karl Marx disait que lorsque l’État ne sert plus que les intérêts d’une frange particulière du peuple, en l’occurrence sa propre administration, il n’a plus lieu d’être et doit être remplacé par la dictature du prolétariat ! Ce qui ouvre, avec Lénine, la porte au pouvoir d’un État central reposant sur des organisations de base populaire.
D’aucuns semblent aujourd’hui en quête d’instauration d’un pouvoir communiste léniniste. L’histoire nous relate où cela a conduit les nations qui ont suivi cette voie !  Ce n’est pas en changeant les ministres que la relation va changer, ce n’est pas en faisant assumer aux partants la responsabilité que les Tunisiens vont oublier.
Pour les citoyens, c’est la continuité d’un système car ce ne sont plus des ministres mais des fonctionnaires avec grade de ministre ; il s’agit simplement d’une promotion administrative, l’administration se perpétue elle-même. Les Tunisiens ne comprennent pas comment le changement de fonctionnaires à la   tête du parti de l’Administration, va comme par miracle permettre d’imaginer et de mettre en œuvre des solutions innovantes, ou des techniques de spécialistes ou encore des programmes de sauvetages globaux qu’ils n’ont pas mis en œuvre lorsqu’ils étaient juste à un échelon opérationnel en dessous.

Un système à renouveler, à réorganiser
Cette situation est particulièrement alarmante et encore plus préoccupante du fait que ni les pseudo-politiques, ni les gouvernants en quête de populisme et encore moins et surtout, le parti de l’Administration, ne reconnaissent les faits et par-delà la responsabilité directe de l’Administration publique dans la dégradation de la situation.  A ce stade, il me semble que la gravité de la situation est telle qu’elle pourrait entraîner la dégradation de la relation au point de perdre le contrôle total sur le pays, l’opposition du peuple contre son administration, entraînant de facto la disparition définitive de l’appareil de l’État tel que nous le connaissons et à travers elle la République. Tout ce pourquoi nos arrières-parents et nos parents se sont battus et ont construit pour nous, risque de disparaître dans le déluge d’une défiance sans nom.
Il se pourrait, du reste, que certains parmi nos compatriotes souhaitent la destruction de la République et de la Nation pour y réaliser un rêve « anarchique », « royaliste », « califiste » ou, que sais-je encore, islamo-populiste ! Ou encore un rêve de dictature communiste panarabiste.
L’État, à travers son Administration publique, est le ciment de la République, la colonne vertébrale qui maintient la nation debout et le référentiel identitaire du peuple tunisien ; il se doit d’être sauvé, protégé et surtout renforcé.
Pour cela, notre système de gouvernance et de gestion de l’État (l’Administration publique) doit être renouvelé et réorganisé ; nous devons retrouver les valeurs originelles de la sacro-sainte vocation de l’Administration publique, orientées vers un engagement sans conditions envers et pour le peuple.
Il nous faut restaurer le sacerdoce de la vocation du service public.
Si nous souhaitons sauver la République, et il ne nous reste plus beaucoup de temps, nous devons refondre les règles accumulées depuis plus de deux décennies et qui ont, au fur et à mesure du temps, biaisé la vocation première des fonctionnaires de servir le peuple.
Nous devons rapidement réhabiliter la vocation première de l’Administration publique et à travers elle, la Fonction publique, en promulguant un code de la Fonction publique qui définit la mission de l’État, de l’Administration publique et des fonctionnaires.
Servir le citoyen, tous les citoyens, est la pierre angulaire sur laquelle reposera le serment. Servir les citoyens se doit d’être une vocation et pour cela, les citoyens devront choisir les meilleurs parmi eux pour s’acquitter de cette tâche. Il faudra restaurer la considération envers ceux qui choisissent de relever le défi et rien que pour cela, il faudra qu’ils soient à l’abri de toute tentation de succomber au côté sombre du pouvoir. Ils devront bénéficier de conditions d’aisance qui les protègent du besoin afin de se vouer entièrement à cette noble tâche.

Ce n’est pas en détruisant notre Administration et en la remplaçant que nous réussirons à reconstruire la Nation, mais plutôt en la reconstruisant et en restaurant sa vocation première, celle de servir les citoyens.

Adnene Ben Salah

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