Nous nous demandons tous pourquoi la Tunisie n’est plus aussi belle, aussi agréable à vivre, aussi propre, aussi lumineuse qu’avant. Pourquoi le vœu le plus cher de la plupart des Tunisiens, surtout les jeunes, est de partir vivre ailleurs ? La Tunisie n’était certes pas le paradis, ni la Cité idéale, loin s’en faut, mais en comparant avec ce que nous vivons, ce que nous voyons et ce que nous entendons, aujourd’hui, la question s’impose d’elle-même. Que nous est-il arrivé ? Pourquoi sommes-nous devenus agressifs, nerveux, impolis, bagarreurs, peu regardants en matière d’hygiène, irrespectueux des règles et des lois ? Serait-ce à cause de la dégradation de notre cadre de vie, de nos hôpitaux, de nos écoles, de nos transports publics, des pénuries alimentaires à longueur d’année, des coupures d’eau et d’électricité fréquentes, de la cherté de la vie ?
Faut-il se remémorer le niveau de civisme qui était le nôtre dans les années 60, 70, 80, 90 ? Ce n’est pas bien loin. Les Tunisiens étaient bien vus, partout, respectés à l’étranger. On était le peuple arabe cultivé, moderne, civilisé, instruit, intellectuel, à l’icône féminine émancipée. A défaut de ressources naturelles abondantes, la Tunisie avait la valeur inoxydable et inépuisable de «sa matière grise», comme disait Bourguiba, de son génie de pouvoir briller sans être en or. Qu’il repose en paix ! Les habitants de la capitale étaient sa vitrine élégante, raffinée, bourgeoise. Les habitants des régions intérieures étaient son authenticité, son terroir et son trésor, sa générosité, sa bravoure, la profondeur de son histoire. Il ne reste plus rien de tout cela, comme si un tsunami avait traversé les contrées et aurait tout emporté, ne laissant derrière lui que des ruines. Et la haine. Beaucoup de haine. Partout. Beaucoup de violences. Passe-droits. Corruption. La loi du plus fort. Les dirigeants politiques sont les premiers à enfreindre les lois et les règles dans l’impunité totale ; le clientélisme et le népotisme sont même devenus une marque de fabrique. Les gens influents se permettent tout, sans limite, au vu et au su de tous. Jamais les institutions de souveraineté —Justice, Intérieur—, et les piliers de la politique sociale —Santé, Education— n’ont été aussi affaiblis, aussi avilis. Résultat : du côté des citoyens, désabusés, désespérés, aussi, on se permet désormais tout, jusqu’à la désobéissance civile, parce qu’ils n’ont plus confiance ni aux responsables politiques, ni aux institutions, ni aux enseignants, ni aux médecins, ni aux juges, ni à son voisin. Selon le dernier baromètre politique de Sigma Conseil (du 29 juin au 1er juillet 2021), le pessimisme est le sentiment éprouvé par 92,8 % des Tunisiens sondés. La quasi-totalité des Tunisiens ne croient plus en cette classe politique ni en son pouvoir d’améliorer la situation économique et sociale. Tous les secteurs économiques sont en crise ; toutes les professions et les métiers menacent de se révolter ; la contrebande, l’évasion fiscale et les circuits parallèles de distribution des produits de consommation connaissent leurs plus beaux jours à l’abri de tout contrôle. Au final, les caisses de l’Etat se vident et les poches des corrompus et des hors-la-loi se remplissent, sans qu’ils soient inquiétés.
Après une décennie de désillusions dans tous les domaines, les Tunisiens sont désespérés et en colère. Ils ont payé trop cher leur rêve de démocratie, sans avoir pu le réaliser. La transition démocratique est bloquée. Le pays en faillite. Ceux qui sont assis sur les fauteuils du pouvoir sont incompétents, ils ignorent le sens même du mot gouvernance, et sont malhonnêtes. Une fois arrivés au sommet de l’Etat, ils s’agrippent à leurs sièges et ne veulent plus les quitter en dépit des scandales, des erreurs impardonnables, des abus et des crimes dont ils sont les auteurs. Et en dépit de tout le mal qu’ils ont fait aux Tunisiens et qu’ils abandonnent aujourd’hui face à la pandémie du Covid et ses ravages. Au moment où ils devaient se préoccuper d’élaborer une stratégie nationale de lutte contre le Covid-19, au début de l’année écoulée, les responsables politiques et les députés des partis influents à l’ARP, qui ne lèvent pas le petit doigt pour contrecarrer la vague de la corruption, s’attelaient à faire tomber le Chef du gouvernement de l’époque soupçonné de conflits d’intérêt. Voilà pourquoi la Tunisie est devenue plus laide, plus sale, moins attrayante, et pourquoi le Tunisien est devenu agressif et désobéissant. Le pire est que les nouveaux dirigeants politiques qui tiennent les rênes du pays depuis onze ans préparent déjà leur prochain mandat 2024-2029. Ils n’avaient pas tort ceux qui avaient prédit en 2011 qu’Ennahdha est venu pour gouverner au moins quarante ans. Normal dans une dictature.