L’image ayant circulé sur les réseaux sociaux montrant un chef de gouvernement, jeune et nouvellement installé, marchant dans la boue, résume la situation quelque peu indéfinissable dans laquelle se trouve ce pays qu’on aime tant mais que nous regardons s’enfoncer.
Un chef de gouvernement marchant dans la boue lors d’une visite sur terrain – et quel terrain ! – à Monastir, ville côtière et en l’occurrence touristique. Ces images concrétisent, si l’on ose dire, l’expression typiquement tunisienne « Thiz saq toghreq lokhra » que l’on pourrait traduire par « tu soulèves un pied, l’autre s’enfonce ».
Et c’est le cas pour Youssef Chahed qui se réveille chaque matin sur un nouveau problème aussi complexe et compliqué, sinon plus, que celui de la veille. Le chef du gouvernement joue actuellement, et c’est dommage de le dire ou même de le signifier, au pompier.
L’affaire Petrofac résolue, et à quel prix !, c’est l’annonce d’un feu à Tataouine qu’il faut se hâter d’éteindre pour éviter le blocage des compagnies pétrolières installées dans la région. On évite à l’aube une grève des stations services et il faut vite se pencher sur les revendications de Ben Guerdane…et ce ne sont pas les menaces de nouvelles perturbations qui manquent.
Le fardeau est lourd et l’héritage catastrophique. Catastrophique est, également, la situation du pays. Arrêtons de nous voiler les yeux et reconnaissons, juste par acquis de conscience, le bourbier dans lequel se trouve le pays. Trèves de populisme, aujourd’hui, car il y a le feu dans la maison Tunisie et elle risque de brûler totalement.
La mise en garde était venue de Youssef Chahed lui-même le jour de son investiture. Le peuple voulait connaître la vérité, il en a eu une et des plus amères. Chahed a tout déballé devant les députés venus lui accorder leur confiance. Sauf qu’il était loin du compte. La réalité était plus critique encore que ce qu’il pouvait savoir ou imaginer. C’est un véritable bourbier qu’il découvre.
En était-il conscient ? Il semble que non alors qu’il a fait partie du gouvernement ayant élaboré le budget 2016. Un budget préparé sur la base de projections « fantaisistes », notamment une croissance de 3,5%. Aujourd’hui, et si l’on se réfère aux prévisions du FMI estimées à 2% au mais d’avril de l’année en cours, c’est à peine 1.5% que l’on enregistrerait en 2016 et au rythme où vont les choses, le budget 2016 bouclerait son exercice avec un déficit de près de 6,5 milliards de dinars.
Le chef du gouvernement l’avait annoncé. Son gouvernement était parti avec un trou budgétaire de 3 milliards de dinars (certains ministres avancent le chiffre de 2000 millions de dinars) qu’il faut trouver par n’importe quel moyen pour éviter le pire. D’où l’idée d’une loi de finances complémentaire pour l’exercice en cours qu’il faut remettre à l’ARP, en plus de celle pour l’exercice 2017 au plus tard le 15 octobre.
Il y a donc urgence pour le gouvernement qui subit par ailleurs les pressions de ses bailleurs de fonds. Le FMI, qui exige que pour 2017 la masse salariale ne doit en aucun cas dépasser les 13 milliards de dinars. Ce qui est impossible au cas où le gouvernement serait appelé à servir les augmentations de salaires pour 2017 et 2018. Dans le cas échéant, ceci aboutirait au blocage par le FMI de tout crédit en faveur de la Tunisie et par voie de conséquence, la BAD et la BEI feront de même. L’attitude de ces bailleurs de fonds trouverait explication dans le fait que la masse salariale équivaut, aujourd’hui, à 14,5% du budget de l’Etat. Il sera difficile, voire insupportable, de rester à ce niveau ou de l’augmenter en 2017.
Aussi, le gouvernement se trouve-t-il devant des choix difficiles à prendre dans des délais très courts : 10 jours pour convaincre tous les intervenants, particulièrement les partenaires sociaux, de la nécessité de faire des sacrifices, de douloureux sacrifices pour essayer d’équilibrer les finances publiques et arrêter d’emprunter pour consommer.
Le projet de loi de finances pour 2017, qui n’arrête pas de susciter les polémiques, annonce la couleur du moins en ce qui concerne la réforme du barème de l’impôt sur les revenus qui est annoncée comme nécessaire et vient répondre à une exigence de justice fiscale.
Cela ne suffira pas et qui va en payer la facture ?
La panoplie des douloureux sacrifices à faire est longue et harassante pour tous et pas uniquement pour les salariés.
Cela passe nécessairement par le gel des augmentations de salaires jusqu’à 2019 ce qui exigerait de la centrale syndicale une trêve sociale à négocier dans l’intérêt du pays.
On avance que la révision du barème d’impôt viendra contrebalancer ces augmentations en offrant une légère amélioration des faibles et moyens revenus. Par contre ceux dont les revenus dépassent 20.000 dinars par an seront taxés par une retenue exceptionnelle sur leurs revenus en plus de l’augmentation des retenues à la source véhiculée par le nouveau barème.
Cela passe aussi par la taxation du capital, et là c’est avec l’autre partenaire, l’UTICA, qu’il faudra négocier. Mais en parlant de justice fiscale, le gouvernement est appelé à revoir les régimes forfaitaires, concernant notamment les médecins et les avocats. Il n’est plus question que les petits revenus paient pour ceux qui se remplissent les poches à leurs dépens. Il est vrai que cela demande du courage de la part du team de Chahed. Plusieurs gouvernements se sont cassé les dents avec ce dossier, sauf qu’aujourd’hui il n’y a plus lieu de faire preuve de laxisme ou de repli face aux pressions de ces corporations pour continuer à profiter de privilèges qui n’ont aucune raison d’être.
Etant un gouvernement d’union nationale, une première dans notre pays, il a les coudées franches pour concrétiser cette union en éliminant toutes les formes de disparités notamment dans le registre fiscal. C’est une véritable niche pour renflouer les caisses de l’Etat.
Autre niche et non des moindres, et qui peut combler le déficit des 2,3 milliards de dinars si l’on menait une opération de redressement fiscal à l’encontre de ceux qui se sont enrichi, et continuent, aux dépens de l’Etat et des citoyens, c’est de s’attaquer à la contrebande et au commerce parallèle qui font jaser les hommes d’affaires. Là, il faudra faire preuve d’une grande volonté d’agir en commençant par nettoyer l’administration du mal qui la ronge : la corruption.
Faut-il se limiter au fisc pour retrouver l’équilibre escompté ? Non. Il faudra améliorer la productivité, relancer l’investissement, généraliser les microcrédits, défiscaliser les PME et, bien sûr, développer nos exportations particulièrement vers l’Afrique.
Du courage, il va falloir en avoir, des sacrifices, il faudra en consentir mais pas à n’importe quel prix.
La situation est plus que difficile. Youssef Chahed trouvera-t-il les solutions magiques pour sortir de la boue ?
Ceci nous fait penser à ce que Baudelaire écrivait à propos de Paris :
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ».
Serons-nous capable de transformer notre boue en or et d’en payer le prix ?
Nous le saurons très bientôt. Rien que dans quelques jours.
F.B