Entretien conduit par Hajer Ben Hassen
«Une démocratie–spectacle. Médias, communication et politique en Tunisie», tel est le titre du dernier ouvrage de Sadok Hammami, Professeur à l’Institut de presse et des sciences de l’information (IPSI) et membre du Conseil de Presse. Édité par Dar Mohamed Ali Édition, cet ouvrage qui comporte 8 chapitres et 300 pages synthétise les travaux de recherches qu’il avait menés pendant la dernière décennie sur les médias, le journalisme, la communication politique et la démocratie en Tunisie. Il s’agit d’une analyse de la transition démocratique sous l’angle de la communication. Depuis sa parution, l’ouvrage ne cesse de susciter l’intérêt des professionnels du secteur médiatique et a fait l’objet de plusieurs tables rondes et ateliers de réflexion sur la transition médiatique en Tunisie initiés par la société civile et des médias alternatifs. Rencontré par Réalités, Pr. Sadok Hammami revient dans cette interview sur les grands axes de cet ouvrage, sur les aspects principaux de la démocratie spectacle et livre sa propre lecture de la transition médiatique et de celle démocratique en Tunisie.
Si vous aviez à nous présenter brièvement votre nouvel ouvrage «Démocratie spectacle», que diriez-vous ? Quel serait son apport aux recherches liées à l’information et à la communication en Tunisie ?
Merci de m’avoir invité pour présenter ce dernier ouvrage qui résume un de mes travaux de recherche menés depuis une dizaine d’années sur les médias, le journalisme et la communication politique, ainsi que sur le lien entre ces trois phénomènes et la démocratie. Il s’agit d’un travail qui synthétise un ensemble de recherches que j’ai menées souvent de façon individuelle, étant donné que les chercheurs en Tunisie ne disposent généralement pas des moyens nécessaires pour entamer des recherches sur la transition politique ou la transition médiatique. En effet, cette dernière demeure sous-analysée.
Ce travail a donc pour but de comprendre comment la transition politique est impactée par les médias, par la communication politique et le journalisme.
Qu’est-ce qu’on entend par l’expression « Démocratie spectacle » que vous avez choisie comme titre pour votre nouvel ouvrage ?
Le concept de « la démocratie spectacle » fait référence à une problématique très étudiée dans les sciences politiques, à savoir la spectacularisation de la politique qui elle-même renvoie à plusieurs autres concepts tels que la personnalisation politique qui consiste à ce que les citoyens jugent les élites politiques et les événements à partir d’éléments de variables, en particulier l’image visuelle mais aussi celle mentale.
J’ai emprunté ce terme au politologue français Bernard Manin qui parle de « la démocratie d’audience » ou de « la démocratie du public » et qui insiste sur l’idée que les médias sont devenus un important vecteur organisateur de la vie politique et sur l’importance de l’image et de la communication en tant qu’élément important dans la sélection des hommes politiques. L’idée est donc de faire une connexion entre les sciences de l’information et de la communication et les sciences politiques. En choisissant le concept « démocratie spectacle », je voulais insister sur le côté spectaculaire de la vie politique.
Justement, quels sont les aspects de la démocratie tunisienne ?
Les élections de 2019 sont pour moi la consécration de cette dynamique de spectacularisation. En effet, le président de la République Kaïs Saïed a été élu sur la base de l’image. Il s’est présenté aux Tunisiens sans programme, ni idées ou propositions politiques. Les Tunisiens l’ont élu uniquement sur la base de l’image d’un homme honnête et intègre. De son côté, Nabil Karoui qui était passé au second tour, son point fort était la campagne de communication de longue durée qu’il avait menée,
Je considère qu’en 2019, la spectacularisation de la politique a atteint un stade très avancé.
La démocratie spectacle ou la démocratie du public, c’est une démocratie où les partis politiques ont toujours de la place mais c’est une importance relative. Même au sein des partis politiques, on va trouver les logiques de la démocratie du public, démocratie spectacle, c’est pourquoi les spécialistes parlent de parti personnel, un parti tout entier basé sur l’image du chef : si le chef disparaît c’est tout le parti qui disparaît. Nidaa Tounes, qui était fondé sur l’image de Béji Caïed Essebsi, en est un exemple, pareil pour le Parti destourien libre, etc. Si le chef est charismatique, bon communicateur et capable de se créer une audience, le parti continuera d’exister.
Quelle place les émotions occupent-elles dans la démocratie tunisienne ?
Dans « la démocratie spectacle », la passion et les émotions occupent une place majeure et c’est pourquoi j’ai consacré tout un chapitre dans mon livre à la question du ressentiment.
Dans les sciences politiques, il y a toute une tendance qui étudie la dimension irrationnelle dans la vie politique. Les électeurs ne votent pas forcément sur la base de variables rationnelles mais aussi sur la base d’émotions : la colère, la peur et surtout le ressentiment.
Selon les politologues, la colère favorise des comportements électoraux complètement déraisonnables. Les électeurs choisissent des candidats qui vont casser le système à l’instar de ceux qui ont voté en 2019 pour Kaïs Saïed. En Tunisie, le ressentiment anti-révolution a donné Abir Moussi, le ressentiment anti-ancien régime et anti-RCD a donné Ennahdha, le parti de Moncef Marzouki et la coalition Al Karama. Le ressentiment anti-élite a quant à lui donné Kaïs Saïed.
Le ressentiment reflète en réalité l’incapacité d’un système politique à mettre en place des mécanismes d’inclusion et de participation. En Tunisie, pendant dix ans, on a eu à la fois un enthousiasme puis une colère puis un ressentiment. Quand on est frustré, les citoyens deviennent des citoyens qui expriment du ressentiment et c’est très destructif.
Qu’en est-il de la responsabilité des médias dans tout cela ?
Pour commencer, je tiens à souligner qu’il existe trois sortes de journalisme : le journalisme de transmission, le journalisme d’information et enfin le journalisme d’expressivité.
Le journalisme de transmission élaboré par la majorité des journalistes travaillant dans des conditions professionnelles très médiocres consiste à rapporter l’information brute, sans aucun traitement. Les journalistes qui pratiquent ce journalisme sont les acteurs les plus faibles du système médiatique.
Deuxièmement, le journalisme d’information, un journalisme plus élaboré (enquêtes, analyses, reportages, etc.) et est pratiqué de façon sporadique dans certains médias publics ou alternatifs.
Troisièmement, le journalisme d’expressivité, pratiqué par les chroniqueurs qui jouissent du prestige professionnel et qui profitent de la visibilité dans l’audiovisuel. Ils sont payés parfois 7 à 8 fois plus qu’un journaliste basique. Bien que certains d’entre eux soient au service du journalisme et de la recherche de la vérité, la majorité des chroniqueurs ne font pas du journalisme. Ces derniers sont sélectionnés par les propriétaires des médias non pas pour informer le public mais pour représenter les acteurs politiques. La preuve, quand le mouvement Ennahdha a quitté la scène politique au lendemain du 25 juillet, les propriétaires des chaînes de télé ont retiré les chroniqueurs qui le représentaient. Ils sont donc des acteurs hybrides ayant pour mission de représenter le point de vue d’une institution politique bien déterminée.
Certains médias conçoivent des plateaux selon les rapports de force de la scène politique. Par exemple, la présidence a aujourd’hui des chroniqueurs qui parlent en son nom sans même le demander. En effet, les médias considèrent que pour protéger leurs intérêts, il faut que le plateau reflète les rapports de force, soit des représentants de la présidence, du Parti destourien libre, etc.
L’expansion du journalisme d’expressivité durant ces dernières années a-t-elle empiré davantage la situation ?
Justement, le journalisme d’expressivité a participé à la mise en place d’une opinion publique polarisée, basée sur le clivage et qui fonctionne par les émotions. En effet, les chroniqueurs en général ne sont pas là pour présenter une analyse sereine, informée, documentée mais pour mettre de la passion, polariser, soutenir, défendre un point de vue politique de façon irrationnelle, parfois en utilisant la manipulation. Ceci a donné une opinion politique complétement désinformée, polarisée et clivée qui fonctionne selon les émotions. Dans l’ouvrage, j’ai insisté sur l’idée que les électeurs tunisiens sont généralement volatils, c’est pourquoi on a vu des partis monter puis disparaître. Ils sont aussi mal informés en l’absence de conditions d’épanouissement d’un journalisme de qualité au service de la vérité.
A partir de ce constat, peut-on dire que le quatrième pouvoir fait désormais défaut en Tunisie ?
En réalité, le 4e pouvoir, c’est loin d’être un simple slogan, c’est beaucoup plus compliqué que cela. Si l’on considère la démocratie comme un écosystème qui comprend un ensemble d’institutions, les médias doivent jouer un rôle de surveillance des pouvoirs politiques à travers l’investigation. Les journalistes doivent informer les citoyens de la façon avec laquelle les affaires et les institutions de l’Etat sont gérées.
En Tunisie les élites, les pouvoirs politiques, les partis politiques et même les propriétaires de médias n’ont pas intérêt à voir ce genre de journalisme se développer. La majorité des propriétaires des médias privés considèrent que leurs institutions sont à vocation commerciale et ne sont pas obligés de jouer ce rôle de surveillance, or ce n’est pas vrai ! Je rappelle qu’en France, la chaîne qui fait le plus d’investigations est une chaîne privée, à savoir M6.
Quelles sont d’après vous les autres causes derrière la détérioration de l’image des médias en Tunisie ?
Comme je viens de le souligner, il y a une très grande interférence entre la logique commerciale, politique et journalistique. La confiance dans les médias est très faible en Tunisie. Il est vrai que dans les pays occidentaux, il y a aussi une défiance vis-à-vis des médias, mais il y a aussi des médias qui fonctionnent normalement tels que la BBC, le Figaro, France Télévision, le Monde, The Guardian, etc. En Tunisie, il y a presque un divorce entre les médias et le public. A cause de ce journalisme d’expressivité, les médias tunisiens sont perçus comme un journalisme au service du capital, des acteurs politiques, des partis politiques et des élites politiques.
Vous considérez que c’est le business model des médias privés qui est en grande partie responsable de la situation actuelle. Qu’en est-il de la situation des médias publics ?
En réalité, les élites politiques n’ont pas intérêt à réformer les médias publics, y compris le président de la République Kaïs Saïed. Aujourd’hui, il n’y a aucune initiative pour réformer les médias publics. Le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) dénonce même l’appareil de propagande qu’est devenue la Télévision nationale. À l’exception du journal télévisé de 20H qui essaye de protéger sa logique professionnelle, la majorité des émissions de talk-show, en particulier celle diffusée avant le journal télévisé, sont orientées vers le soutien de la politique présidentielle.
Outre les acteurs politiques qui entravent la réforme des médias publics, l’expérience de régulation en Tunisie a donné la preuve de son inefficacité. La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) existe bel et bien, mais a très peu d’impact sur l’audiovisuel. On voit aujourd’hui comment fonctionnent les chaînes de télé dont la majorité sont devenues presque des magasins de commerce. Il y a des chaînes qui fonctionnent sans programmes d’information et où les journalistes sont remplacés par des acteurs politiques.
C’est une situation de désordre total ! A mon avis, ceci est dû aussi à l’échec de la transition médiatique et moi, j’appelle à une refondation de la transition médiatique. La première transition qui a été initiée par l’Instance indépendante chargée de réformer l’information et la communication (INRIC), ainsi que les décrets 115 et 116 n’ont pas donné les résultats attendus, d’où la nécessité de penser à une réforme totale à caractère systémique, général.
En l’absence de volonté politique de réformer les médias, quelles sont d’après vous les mesures à entreprendre par les professionnels du secteur et les alternatives pour sauver ce qui peut l’être ?
Je suis arrivé à la conclusion qu’il n’y aura pas de transition politique réussie sans transition médiatique réussie et l’inverse est vrai. On ne peut pas aujourd’hui instituer un système médiatique basé sur la transparence, capable de jouer son rôle en tant que 4e pouvoir, d’informer les Tunisiens de façon qualitative professionnelle, d’assurer le droit des Tunisiens à l’information et des conditions professionnelles décentes aux journalistes sans qu’il y ait une élite politique qui soit capable de mettre en place une politique publique efficace. Les médias publics ne peuvent pas se réformer d’eux-mêmes. L’agence Tunis Afrique Presse, l’entreprise SNIPE La Presse, la Radio tunisienne et j’en passe, vivent des conditions extrêmement difficiles. On ne peut pas demander aux journalistes de réformer les médias publics, non plus au SNJT. Cela n’a aucun sens !
Ceux qui sont responsables de la situation actuelle, ce ne sont pas les syndicats. Ces derniers assument, certes, une part de responsabilité, mais la part la plus importante incombe aux pouvoirs publics. Or, aujourd’hui nous voyons que le gouvernement de Najla Bouden se comporte de la même façon que tous les autres gouvernements précédents. La réforme des médias publics n’est pas sur son agenda, je pense que c’est son dernier souci.
Pour résumer, dans ma vision des choses, le syndicat et les journalistes doivent imposer la réforme des médias aux politiques. Il faut trouver la bonne façon de le faire.
Vous dites que certains médias se sont orientés vers le soutien de la politique présidentielle. Selon vous, Kaïs Saïed a-t-il réellement besoin de ce soutien ?
La communication politique de Kaïs Saïed en tant que président est passée par deux phases. La première au cours de laquelle il a utilisé les médias pour se constituer ce que l’on appelle un capital médiatique. Il a développé une visibilité grâce aux médias qu’il a ensuite convertis à partir de 2019 en capital politique. Kaïs Saïed, sans le journal télévisé de 20H, n’aurait pas pu exister en tant qu’acteur politique. C’est la Télévision nationale qui l’a présenté aux Tunisiens, mais à partir de 2019, il a utilisé les médias dans sa communication politique et dans sa campagne présidentielle mais de façon très minimaliste. Ensuite, il s’est affranchi des médias.
Comment expliquez-vous cette nouvelle attitude ?
A mon avis, c’est pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que Kaïs Saïed a une vision assez spécifique de la scène médiatico-politique et considère que les médias sont connectés à des forces politiques et à des lobbies. Il y a un peu cette vision que les médias ne sont pas au service du peuple mais au service de lobbies politiques.
Il y a aussi une vision qui ne tolère pas ce que l’on appelle le corps d’intermédiaire. Même sa propre communication présidentielle ne tolère pas de médiateurs. La preuve, il n’a pas de porte-parole.
Il faut aussi aller beaucoup plus loin pour comprendre la communication politique de Kaïs Saïed, en se référant au modèle plébiscitaire qui est un concept développé par la chercheuse italienne Nadia Urbinati.
Kaïs Saïed est dans un modèle plébiscitaire en parlant au nom du peuple contre l’élite et en se passant pour le représentant légitime du peuple. Il s’agit d’un modèle esthétique de la politique qui considère que le peuple peut surveiller le chef dans une logique d’apparition. C’est-à-dire qu’il n’a pas besoin de corps intermédiaires pour que l’on puisse contrôler. Nadia Urbinati parle d’œil gigantesque qui regarde le chef et le surveille quotidiennement.
Kaïs Saïed ne reconnaît donc pas les corps intermédiaires mais en plus, il ne voudrait pas accorder à ces intermédiaires la légitimité de le questionner. Pour lui, il n’est redevable qu’au peuple. Il parle quotidiennement au peuple et ce dernier l’écoute, il n’a donc pas à se soumettre à l’exercice de la redevabilité.
Quand un homme politique participe à une conférence de presse, c’est qu’il reconnaît le journaliste comme un porte-parole.
Le chef plébiscitaire, c’est quelqu’un qui est dans une relation presque esthétique et c’est pourquoi Kaïs Saïed ne s’intéresse pas trop à la télévision publique, il lui porte très peu d’intérêt, contrairement à celui porté par les partis politiques qui gouvernaient avant le 25 juillet et qui voulaient toujours avoir une connexion avec les médias publics.
Ce modèle semble fonctionner pour le moment. Mais qu’en sera-t-il à l’avenir proche, lors des prochaines échéances électorales ?
Pour le moment, ce modèle fonctionne parfaitement. Kaïs Saïed jouit d’un consensus plus ou moins relatif dû à la défiance énorme vis-à-vis des partis politiques. Son modèle continuera à fonctionner tant que la scène et la vie politiques s’organisent de cette manière, que les partis politiques sont en crise, qu’il y a de la défiance par rapport à la vie politique et qu’il n’y a pas d’alternatives.
Indépendamment de la configuration actuelle de la vie politique, Kaïs Saïed est-il un bon communicant ?
Kaïs Saïed jouit d’une excellente image et heureusement pour lui, dans la vie politique tunisienne, on peut bien exister sans parti politique mais grâce à seulement une image soignée. Dans la démocratie tunisienne, le parti est devenu un simple accessoire, or dans une démocratie normale, c’est le parti qui est le plus important. C’est pour dire combien la démocratie tunisienne est malade !
Le mot de la fin…
Malheureusement, la transition médiatique et la transition politique demeurent sous-étudiées en Tunisie. C’est pourquoi nous devons – en tant que chercheurs et même en l’absence de moyens nécessaires – contribuer à l’intelligibilité et à la compréhension de la transition médiatique et politique. Nous devons produire du savoir pour contribuer à résoudre les grandes problématiques qui préoccupent la société.