Depuis le lancement du processus de la Présidentielle d’octobre 2024, le pays, notamment sa classe politique, baigne dans la cacophonie. On n’a pas fini de parler du bras de fer entre le Tribunal administratif et l’Instance supérieure indépendante pour les élections qu’une nouvelle polémique – en rapport avec ce bras de fer – s’est déclenchée, provoquée par une initiative législative lancée par un groupe de députés visant l’amendement de la loi électorale en vigueur depuis 2014. Une initiative qui a provoqué l’émoi de la société civile qui y voit une volonté d’ajustement qui, pour certains observateurs politiques, n’est pas sans arrière-pensées.
Un « scandale », une « absurdité », une « fraude »…
Les juristes et membres de la société civile tunisienne ne mâchent pas leurs mots pour décrire leur stupéfaction, suite à cette annonce.
Amine Mahfoudh, professeur de droit constitutionnel et compagnon de faculté de Saïed, abasourdi et sans voix, considère que « c’est scandaleux, il n’y a pas d’autre terme ».
Pour lui, le contentieux relève du droit public auquel sont justement formés les magistrats administratifs et non les juges judiciaires qui ont d’autres compétences.
Survenant à quelques jours de la date du scrutin et émanant de 34 députés, l’initiative vise à transférer la compétence du Tribunal administratif de traiter les litiges électoraux vers la justice judiciaire, ce qui pour certains représente une menace pour l’Etat de droit et pour la crédibilité du processus électoral. Les initiateurs proposent qu’en cas de litige, la validation de l’élection présidentielle soit désormais actée par la Cour d’appel de Tunis et non, comme c’est le cas maintenant, et comme stipulé par la loi électorale en vigueur, par le Tribunal administratif.
En effet. La loi électorale attribue au Tribunal administratif la compétence exclusive en matière de litiges électoraux. Il faut rappeler ici que Kaïs Saïed, aujourd’hui candidat à sa propre succession, avait, en 2019, commenté la polémique provoquée par la proposition d’amender la loi électorale par Tahya Tounes (parti du Chef du gouvernement d’alors) à quelques mois du scrutin en affirmant qu’«il n’est pas possible du point de vue démocratique, pour la majorité au pouvoir, d’amender la loi électorale. Parce que cette majorité l’amendera à sa mesure pour rester au pouvoir et exclure les rivaux ». C’est à travers le référendum que la loi électorale devrait être amendée, soulignait-il. «C’est une position de principe. Il n’est pas possible que la majorité au pouvoir amende la loi électorale à quelques mois du scrutin. Il s’agit d’un assassinat de la démocratie, un assassinat de la République. Notre problème en Tunisie, c’est que les lois sont mises sur mesure… ». Plus encore. Le 6 mai dernier, il assure à Farouk Bouaskar que « la Constitution de juillet 2022 a apporté de nouvelles conditions à l’élection présidentielle et rien ne justifie d’apporter des amendements à la loi électorale. Il n’existe aucune contradiction entre les dispositions de la Constitution ». A Méditer.
Qu’est-ce qui a fait bouger les 34 députés alors ?
Pensent-ils rendre service à l’ISIE, sauver le processus ou comme ils le prétendent, préserver la démocratie ?
Bien au contraire. Ils viennent de porter un très mauvais coup à la réputation, au plan éthique et politique, de la Tunisie.
On l’a souligné ci-haut, Kaïs Saïed lui-même réfutait tout amendement de la loi électorale au cours d’une année électorale. Que dire alors quand cela est engagé quelques jours avant le scrutin ?
A priori et selon la majorité des observateurs et analystes, ce sont le verdict de l’Assemblée plénière juridictionnelle et sa décision de réintégrer trois candidats dans la liste définitive des candidats à la Présidentielle qui seraient l’élément provocateur de cette initiative même si cette décision n’a pas été prise en compte par l’Isie qui a refusé d’exécuter ces jugements, considérant que l’appel du Tribunal administratif à exécuter la décision de son Assemblée générale juridictionnelle est «dépassé et n’a aucun sens, car le processus électoral a démarré de manière légale, définitive et officielle et que l’Instance électorale est la seule institution constitutionnelle garante du processus électoral et de son intégrité et dispose d’un calendrier et de délais bien définis… Il est donc impossible de revenir en arrière».
L’initiative législative engagée par les députés est venue mettre de l’huile sur le feu pour réalimenter la polémique provoquant des réactions en série, notamment de la part des candidats à la Présidentielle, Zammel et Maghzaoui qui considèrent que cette initiative «constitue une atteinte aux institutions de l’État, un dépassement de la justice administrative seule habilitée à traiter les litiges électoraux et une ingérence de la justice judiciaire dans des affaires qui ne sont pas de son ressort».
Dans un communiqué commun, ils soulignent que c’est une «intention malveillante de manipuler les résultats des élections et de changer ce que les urnes pourraient produire». Ils annoncent leur intention de «former une équipe juridique commune pour contester cette loi, en cas de son adoption, pendant le processus électoral en cours».
Réagissant au nom des avocats, le bâtonnier Hatem Mziou déclare que « la proposition des députés » concernant le changement de la loi électorale « est inacceptable tant sur la forme que sur le fond ». «Il est inacceptable qu’une loi soit adoptée pour changer les règles du jeu, une semaine avant les élections… Cette proposition n’est pas sérieuse et je pense que l’Assemblée ne tombera pas dans une telle absurdité, car le législateur doit être protégé de l’absurdité», pense-t-il.
Les députés divisés
Au sein de l’ARP, alors que certains blocs affirment n’avoir pas signé le texte de la présentation de l’initiative et ont fait part de leur refus de cette action, d’autres sont dans l’expectative et attendent de se réunir pour définir leur position. Les avis divergent d’un groupe parlementaire à l’autre et plusieurs députés ont exprimé leur refus de la proposition d’amendement de la loi électorale, ce qui augure des débats houleux.
Le Bureau de l’ARP vient de programmer une plénière pour l’examen de l’initiative législative des 34 députés.
Si cet amendement est entériné, ce sera une sorte de coup de grâce porté à la démocratie naissante tunisienne.
Et ce n’est pas fini. Alors que la campagne se poursuit dans un climat tendu et sans réel engouement, une nouvelle polémique est venue s’ajouter à une ambiance délétère. Elle porte sur le nombre d’électeurs annoncé par l’Isie qui, semble-t-il, ne correspond pas aux chiffres officiels présentés par différentes institutions, dont l’INS.
L’Isie a annoncé que le nombre des inscrits au registre électoral à l’intérieur du pays est situé à près de 9,7 millions. Or, selon d’autres sources et en prenant en compte la population globale de la Tunisie qui est de 11,887 millions selon l’INS, et si l’on déduisait la population à l’étranger non inscrite, le nombre des élèves scolarisés, les enfants déscolarisés, les enfants de moins de six ans, les forces armées et en soustrayant les individus non concernés par le vote, la population inscrite ne dépasserait pas 6,134 millions. (Chiffres présentés par Business News en se référant à plusieurs sources officielles sans aucune analyse de sa part).
Sur fond de ces polémiques, les candidats poursuivent leurs campagnes électorales. Ayachi Zammel, en détention, lance ses messages à travers ses directeurs de campagne. Zouhaier Maghzaoui poursuit ses visites sur le terrain à la rencontre des citoyens. Kaïs Saïed a préféré vaquer à ses fonctions présidentielles, laissant ses partisans mener campagne à travers les régions de la République pour présenter le programme de leur candidat, mettant l’accent sur les engagements liés à l’amélioration des infrastructures, la lutte contre la pauvreté et le chômage, la préservation des fonds publics et la promotion des solutions alternatives locales sans dépendre de l’étranger. g
FB