Présidentielle et alchimie électorale

900 mille nahdhaouis auraient voté Marzouki le 23 novembre entre 14h et 16h30. Comme un seul homme, ces électeurs auraient obéi à une injonction expresse des dirigeants de leur parti, comme s’ils étaient téléguidés à distance. Ce scénario de politique-fiction qui prête à sourire ou qui semble tout droit sortir de l’univers anxiogène du film Matrix, a pourtant alimenté des débats passionnés (et guère passionnants) sur les plateaux audio-visuels et noirci de nombreuses et bien sombres colonnes dans la presse écrite. Comme chacun sait, les théories complotistes fleurissent abondamment là où flétrit l’esprit critique et ceux qui sont portés sur la conspiration comme clé de toute compréhension n’en ont cure de la logique. Dans leur appréhension du mouvement islamiste, ils semblent le créditer de pouvoirs quasi magiques qui, en un claquement de doigt, lui permettent d’agir à distance sur n’importe qui et n’importe quoi ! Hélas, la répulsion n’est que l’envers de la fascination et l’une comme l’autre jouent de mauvais tours à la raison.

Que l’on soit favorable ou hostile au mouvement Ennahdha, nul ne peut ignorer que ce parti revendique une nouvelle posture politique plutôt concordataire qu’il tente tant bien que mal d’assumer face à des militants et des sympathisants largement récalcitrants. Longtemps travaillée par les discours de combat entretenus par des leaders dont la confrontation avec les réalités, du pays comme celles du pouvoir, n’a pas encore poli le propos, la base d’Ennahdha demeure perméable à la radicalité. Encore échaudée par les traumatisantes épreuves endurées pendant les années de braise, elle estime que le compromis – prôné tout azimut par ses chefs, y compris avec ceux qui assument une responsabilité pour le moins politique dans ses souffrances –, n’est que compromission.

Les tensions entre l’encadrement et la base de cette formation sont de toute évidence bien réelles. Dès lors, le vote islamiste en faveur de Marzouki est moins la résultante d’une prétendue consigne secrète relayée par les cadres régionaux du mouvement, qu’une forme de désapprobation de la politique du leadership actuel considérée trop molle. Pis encore, il y a fort à parier que la mobilisation islamiste en faveur du candidat sortant n’aurait pas été aussi massive si la direction d’Ennahdha s’était clairement rangée de son côté.

Aussi, le vote Marzouki est loin d’être réductible au vote islamiste qu’il a débordé en termes de résultat et Nidaa Tounes commet une grave erreur d’appréciation s’il le réduisait à ce réservoir électoral important mais limité. L’habileté de la direction de campagne de Marzouki lui a permis d’agréger tous les clivages : côtes/intérieur, Nord/Sud, citadin/rural, classes populaires/classes dominantes, légal/informel, jeune/ moins jeune, conservateur/moderniste, démocrate/autoritaire, révolutionnaire/antirévolutionnaire, ancien/nouveau, islamité/laïcité, État/société, yousséfistes/bourguibistes, clan (ou tribu)/État.

Face à ce large faisceau d’oppositions parfois dangereuses pour la paix civile mais correspondant à de possibles «recrutements», la campagne de Nidaa Tounes, sans s’y réduire, semble principalement se focaliser sur le modèle de société et le prestige de l’État.

Réactivant sa posture d’activiste des Droits de l’Homme, M. Marzouki se présente comme garant de la défense des libertés et de la société face au Nidaa dont l’un des arguments principaux est la restauration du prestige de l’État que Marzouki s’applique à associer à une inévitable répression.

La rupture avec l’ancien régime, ses symboles et ses pratiques est une demande populaire légitime et amplement partagée et Nidaa Tounes semble avoir minoré dans ses arguments de campagne cette attente de changement. Il était alors loisible pour M. Marzouki de s’engouffrer dans cette brèche et de se présenter comme le seul dépositaire légitime de cette aspiration.

Se voulant  l’enfant et la voix du peuple opprimé, il entend capter à son profit les colères nées de la marginalisation régionale, sociale, culturelle et  politique et prétend les incarner.

Peu importe qu’il soit lui-même au pouvoir depuis plus de trois années et que son bilan  au profit de ceux qu’il dit défendre soit plutôt maigre ; que ses généreux émoluments présidentiels ne lui permettent guère de figurer au rang des nécessiteux ; qu’il se dise démocrate tout en s’entourant de « cheikhs » qui ne portent pas la démocratie en leur cœur ou de miliciens notoires, etc. Oui, peu importe, puisqu’il paraît qu’en politique seul le résultat compte et qu’une campagne électorale efficace est moins affaire d’arguments que d’alchimie des passions.

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