Aides contre réformes. Désormais, les règles du jeu sont claires. Le deal que l’Occident impose à la Tunisie a tout d’un chantage du fait qu’il porte en lui un paradoxe flagrant entre les paroles et les gestes. D’un côté, le FMI se défend d’imposer à la Tunisie des conditions « impossibles » avant l’octroi du crédit de 1,9 milliard de dollars, et de l’autre, les partenaires occidentaux, Etats-Unis et Union européenne, dont on connaît l’influence au sein du FMI, conditionnent l’octroi de ce crédit au lancement de réformes économiques et sociales qu’ils savent, d’avance, douloureuses pour la Tunisie et annonciatrices d’un effondrement total du pays, tout en déclarant publiquement soutenir la Tunisie.
Le verrouillage opéré autour du prêt du FMI, dont on tait l’enjeu essentiel, a pour objectif d’acculer le pouvoir tunisien, aujourd’hui dans une véritable impasse, à faire des choix, politiques et géopolitiques, que la majorité des Tunisiens réprouve. D’où la prémonition occidentale d’un effondrement assuré et imminent. Vers quel horizon les traditionnels partenaires occidentaux de la Tunisie veulent-ils donc l’entraîner, sachant que les relations d’amitié et de partenariat qui lient les deux parties sont censées être des garde-fous contre toutes sortes de menaces visant la stabilité du « petit » pays maghrébin ?
Les événements de 2011 et leurs conséquences endurées tout au long de la décennie 2011-2021 ont prouvé que ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, encore, les partenaires occidentaux sont « préoccupés » par les développements de la situation politique en Tunisie et mettent la pression sur Kaïs Saïed pour que le processus démocratique interrompu le 25 juillet 2021 soit rétabli, que les Tunisiens soient d’accord ou non, tout en sachant que c’est le peuple tunisien qui a exigé le retrait des islamistes du pouvoir après les avoir portés au sommet de l’Etat en 2011.
A cette question, Kaïs Saïed a répondu par une position souverainiste rejetant toute ingérence dans les affaires intérieures tunisiennes, mais sans renier l’adhésion de la Tunisie au bloc occidental et ce, depuis son indépendance. Une position audacieuse et risquée, critiquée à l’intérieur comme à l’étranger à cause de la vulnérabilité économique de la Tunisie et la crise politique qui divise profondément les Tunisiens. Mais cette position est saluée par une bonne majorité des Tunisiens, partisans de Kaïs Saïed et soutiens du 25 juillet (partis politiques et citoyens), qui s’opposent au retour des islamistes au pouvoir et qui ne croient pas en leur capacité de réparer ce qu’ils ont détruit en une décennie, dont l’économie nationale. Ce qui explique, en partie, l’absence de mobilisation populaire suite à l’arrestation de Rached Ghannouchi.
Refus des Occidentaux d’aider la Tunisie
Les Occidentaux refusent d’aider la Tunisie tant que Kaïs Saïed n’aura pas tourné la page du 25 juillet 2021, remis en selle les islamistes, passé l’éponge sur les dérives du printemps arabe, ouvert un dialogue national avec eux comme au temps de Béji Caïd Essebsi et convoqué de nouvelles élections, législatives et présidentielles. Les Américains et leurs alliés européens refusent d’aider financièrement un pays, supposé ami (il l’a toujours été), en danger de faillite, un peuple en danger de famine et une région menacée d’instabilité. Pourtant, le prêt du FMI ne va pas résoudre le déficit financier abyssal de la Tunisie, mais le feu vert des Etats-Unis va ouvrir la voie à d’autres prêts venant d’autres pays et d’autres bailleurs de fonds qui vont aider la Tunisie à démarrer les réformes sus-indiquées, exigées par l’Occident, et à engranger une sortie de la crise économique handicapante. L’Occident opère un boycott en bonne et due forme contre la Tunisie dont le résultat n’est pas difficile à imaginer.
Que fait un peuple qui a faim et soif ? Il se révolte. Dans le cas d’espèce, il se révoltera contre Kaïs Saïed et le fera tomber. C’est le seul scénario envisageable, car les Etats-Unis et leurs alliés européens ont démontré une détermination sans faille à soutenir leurs « amis » et là, les exemples sont nombreux, même quand ils ne sont pas démocrates, qu’ils ne respectent pas les Droits de l’Homme, qu’ils procèdent à des arrestations arbitraires, qu’ils ne luttent pas contre la corruption. Et l’on s’interroge sur les origines et le motif du tollé soulevé par les appels de certains économistes, observateurs et autres analystes de la place, adressés au président de la République et au gouvernement Bouden, à envisager la diversification des partenaires économiques de la Tunisie, d’autant que la conjoncture mondiale s’oriente vers l’émergence d’un nouveau pôle économique mondial, les BRICS. La diversification des partenaires économiques permettrait à la Tunisie de prospecter de nouveaux marchés et de nouveaux financements et investissements extérieurs. L’intransigeance des Etats-Unis et de l’Union européenne et leur détermination à serrer la vis financière face à la Tunisie ont provoqué la panique du côté du gouvernement italien. Une panique justifiée par la crainte de l’envahissement de la Tunisie, porte sud de l’Europe, par les migrants africains dans le cas d’un effondrement financier de la Tunisie.
Giorgia Meloni, présidente du Conseil des ministres d’Italie, et son ministre des Affaires étrangères, Antonio Tajani, ont ainsi multiplié les déclarations et les efforts pour convaincre le FMI et l’UE de l’urgence de la situation en Tunisie, craignant une explosion des flux migratoires vers les côtes italiennes. « Il faut aider coûte que coûte la Tunisie pour éviter l’effondrement », lançait Tajani à ses homologues européens inébranlables, annonçant l’engagement de son pays à procéder au décaissement des premières aides financières à la Tunisie.
Kaïs Saïed plaide pour le compter-sur-soi
La menace migratoire est bien réelle et visible, la Tunisie y fait face avec les moyens de bord. A titre d’exemple, plus de deux-cent-dix cadavres de migrants irréguliers ont été repêchés au large des côtes tunisiennes au cours des dix derniers jours du mois dernier, sans compter les familles rescapées et les disparus ; vingt-mille migrants en situation irrégulière ont été arrêtés en 2021. Des chiffres qui rappellent la polémique orchestrée en Tunisie et transformée en cavale mondiale contre les propos, au demeurant très violents, du président Kaïs Saïed à l’égard des migrants subsahariens et qualifiés de « racistes et xénophobes », tenus le 21 février 2023.
Les efforts de l’Italie ne sont, tout de même, pas restés inaudibles, solidarité européenne oblige. L’UE a dépêché sa commissaire aux affaires étrangères, Ylva Johansson, à Tunis (27 avril 2023) pour rencontrer Nabil Ammar, ministre des Affaires étrangères, et Kamel Feki, ministre de l’Intérieur. Résultat : la Commission européenne et l’Etat tunisien ont convenu d’asseoir un partenariat opérationnel renforcé en matière de migration, de lutte contre le trafic des personnes et de promotion de la migration légale. L’UE a, de ce fait, volé au secours de l’Italie pour l’aider à mieux se protéger contre la migration clandestine venant des rivages tunisiens, un phénomène en recrudescence. Quant aux besoins de la Tunisie en financements extérieurs (16 milliards de dinars en 2023) pour éviter l’effondrement, ils attendront que Kaïs Saïed cède aux pressions occidentales. Pour le moment, en bon souverainiste, il plaide pour le compter-sur-soi, une alternative efficace en termes d’amélioration de la productivité et de la production nationales.
Le premier chantier qu’il s’engage à remettre sur les rails est celui du phosphate, la plus grande ressource naturelle de Tunisie (9 millions de tonnes extraites en 2010, année de référence). Avant 2011, la Tunisie était le 3e exportateur mondial de phosphates vers 50 pays différents.
Aux premières années de la révolution, sous le règne des islamistes, la CPG a été dilapidée, mise à genoux, par les recrutements anarchiques massifs, des milliers d’emplois fictifs enrôlés dans des sociétés de gardiennage créés à la va-vite sans aucune productivité. La CPG a besoin, aujourd’hui, d’être réhabilitée, des financements sont nécessaires pour rénover ses équipements d’extraction et de transport usés après une décennie à l’arrêt.
Autre ressource importante : le tourisme, saigné à blanc par le terrorisme des années de braise, traîne lui aussi des séquelles et nécessite des apports financiers pour retrouver sa vivacité d’antan. Ces créneaux et d’autres dans tous les secteurs économiques (industrie, agriculture, services) peuvent aider à la relance économique si, et seulement si, les Tunisiens se remettent au travail avec l’objectif commun de sortir le pays de l’impasse. Des exemples dans le monde, notamment africains comme celui du Rwanda, prouvent que cela est possible tant que l’engagement et la volonté sont de mise.