« Prison et Liberté » de Chérif Ferjani: Les parcours des enfants de Bourguiba

 

« Prison et Liberté » que vient de publier Chérif Ferjani aux Editions Mots Passants vient enrichir la mémoire nationale sur les parcours de la génération « Perspectives » où les enfants de l’indépendance et de Bourguiba ont été les premiers à subir les affres de l’autoritarisme. Il faut souligner que l’histoire de cette génération qui a porté l’utopie de la transformation sociale a connu quelques contributions de taille de la part des acteurs et des responsables de cette mouvance historique de la gauche tunisienne comme de chercheurs et d’historiens. Ainsi, on pourrait citer des contributions plus personnelles et subjectives comme celles de Gilbert Naccache, « Cristal », ou de Fathi Bel Haj Yahia, « la Gamelle et le couffin », qui ont réussi à restituer l’ambiance et le sens de l’engagement de cette génération ainsi que la grande solidarité qui a régné au sein de ce groupe lors des années « prison ».

D’autres contributions ont privilégié une lecture plus analytique de cette expérience pour comprendre les conditions de son apparition, sa contribution dans l’évolution politique de notre société mais aussi les raisons de son éclatement dans des projets différents. Citons à titre d’exemple l’essai de Cheikh Troudi intitulé « Adhwa Ala Yasar Ettounsi, Haraket Afek Namoudhajan » (Lumières sur la gauche tunisienne, le Mouvement Perspectives comme exemple).

L’intérêt de cette nouvelle contribution est qu’elle se situe entre les deux. En effet, Chérif Ferjani a effectué tout au long des textes qui composent cet essai un va et vient entre le subjectif et l’analyse scientifique qui nous permettent de saisir l’atmosphère ainsi que le contexte qui ont marqué l’évolution de cette composante originelle de la gauche tunisienne. D’abord au niveau subjectif, l’auteur, qui a été un des responsables de l’organisation et l’une de ses têtes pensantes, a pu nous tracer par touches l’air du temps de cette période des révoltes de la jeunesse et de l’après mai 1968. Une description fine et toute en retenue qui nous a permis de saisir la force de l’utopie de cette jeunesse révoltée qui s’est intégrée dans le rêve global d’un monde meilleur. Plusieurs récits nous restituent cet engagement et cette forte conviction que le monde leur appartenait. Ainsi, Chérif nous relate ce long voyage entamé à pied avec l’un de ses compagnons pour rejoindre la révolte armée de Dhofar à Oman. Un voyage incroyable qui a emmené nos jeunes révolutionnaires en herbe de Lyon jusqu’en Irak en passant par certains pays de l’Est européen avant de traverser la Turquie et la Syrie. On peut citer également l’engagement de nos jeunes militants auprès des travailleurs immigrés et l’appui qu’ils leur ont fourni pour faire reconnaître leurs droits. On peut ainsi multiplier les exemples de la sincérité de cet engagement d’une jeunesse rebelle et qui a fait du changement de notre monde son objectif et son ultime raison d’être. Un engagement sincère et profond mais qui n’exclut pas l’humour et la joie de vivre. D’ailleurs, le livre est rempli de ces moments de gaieté et d’ironie y compris pendant les moments durs de la répression policière. Un engagement, une distanciation et une dérision qui sont au cœur de l’insouciance de cette jeunesse habitée par l’utopie de transformer le monde.

L’intérêt de cet essai réside aussi dans le regard du chercheur et cette analyse fine de l’expérience politique de la gauche tunisienne. Chérif décortique l’évolution de ce groupe de jeunes intellectuels radicaux qui voulaient mieux comprendre l’évolution de la société tunisienne en lançant une série d’études et de travaux qui devaient être publiés et documentés le projet de changement social. Mais, progressivement, ce groupe s’éloigne de ce projet initial pour s’inscrire dans les débats idéologiques qui traversent la planète entre les différentes composantes de la gauche mondiale. Du coup, les études ne sont plus que de pâles copies de ce que les grands mouvements de gauche ont publié sur leurs sociétés comme les études sur la paysannerie tunisienne qui est une reproduction de celles faites en Chine. Ainsi ce choix fragilise la gauche tunisienne et la marginalise par rapport à la dynamique sociale dans notre pays.

Pour faire face à cette marginalisation, certains font le choix des armes pour transformer la société mais la déroute lamentable de l’opération de Gafsa a montré l’échec de cette voie. La majorité du mouvement a décidé au milieu des années 1970 de faire le choix de « l’intérieur » et du retour de ses cadres vivant à l’extérieur dans le pays pour se rapprocher des mouvements de la jeunesse syndicale et estudiantine et sortir de la marge. Mais, ce choix débouchera également sur une crise et l’organisation sera démantelée par la police.

Alors une nouvelle ère s’ouvrira devant l’organisation entre procès, répression, résistance mais aussi révisions et critiques du parcours de la gauche tunisienne. Mais, en dépit du désenchantement et de la mélancolie de la fin de l’utopie révolutionnaire, les militants du mouvement “Perspectives” qui a perdu sa cohérence, trouveront les moyens de renouveler leur engagement militant et la rénovation de l’expérience historique de la gauche tunisienne. Certains feront le choix de la culture et contribueront à la métamorphose de la culture tunisienne. D’autres s’inscriront dans le combat démocratique y compris en nouant des alliances avec les islamistes pour faire face à l’autoritarisme de l’Etat post-colonial. Une autre frange poursuivra l’utopie de la transformation radicale de la société. Ainsi, tous, en héritiers de Bourguiba poursuivront son œuvre de modernité en renforçant la raison par la liberté.

C’est à ce voyage entre utopie, désenchantement et mutation que Chérif Ferjani nous invite à revisiter l’histoire de la gauche tunisienne à travers les parcours de la génération “Perspectives”. Mais, un voyage à travers l’histoire qui, comme tous les travaux écrits par des historiens de talent, permet d’éclairer le présent.

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