Prison et liberté: Un homme de parole(s)*

« Si je range l›impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n›importe qui. »

J.-P. Sartre, Les mots.

Le jeu de motS est facile, mais il rend tellement compte du personnage… Voilà un homme qui n’a jamais arrêté de parler, de traquer les idées et de les dire. Au lycée de Kairouan, d’une militance l’autre à Paris, dans la clandestinité à Tunis ou dans les différentes prisons de Bourguiba, Chérif n’a jamais eu la langue dans sa poche. La passion de convaincre comme une seconde nature y est pour beaucoup, mais aussi la «fidélité têtue» à un engagement précoce à gauche pour dire les choses comme elle sont. Or la gauche est bavarde par vocation. L’auteur de ce livre est précisément une des figure de cette gauche et les témoignages qu’il nous livre ici racontent une tranche de vie qui tourne atour de la parole donnée, tenue, lancée comme une bouteille à la mer, enseignée, hurlée à la face des pouvoirs, jamais reprise, jamais tue…

Ce commentaire est d’emblée mis en abîme : parler des différents états d’un régime de paroles.

Un seul texte, plusieurs paroles

La tâche est d’autant moins aisée que comme tous les textes forts, ceux qui composent cet ouvrage se prêtent à plusieurs lectures. Il s’agit de propos autobiographiques ou d’analyse dont «le terrain » est la propre expérience de l’auteur. Le premier geste du premier lecteur que je suis était de vouloir me glisser dans le récit, de dire : j’y étais, j’en étais… et d’égrener à mon tour mes souvenirs d’« ancien combattant ». La tentation a vite tourné court, car ma part de l’épopée était chiche et les comparses sont rarement mémorialistes. Même si le passionnant récit de Chérif, sans gloriole ni contrition, pouvait sécuriser l’exercice. Et puis, se pencher par-dessus l’épaule de l’auteur sur notre commune jeunesse peut inspirer un orgueil de bon aloi, sans plus… Exit donc la légitime nostalgie du postfacier complice.

Une autre lecture est celle de l’apprenti historien. Le moment-Perspectives figure pour beaucoup, une origine, une re-naissance ou un recommencement, nimbé de lumières ambiguës, entre préhistoire mythique et âge d’or à l’usage d’une gauche en mal de refondation. Le texte de Chérif vient perturber cette linéarité par l’insertion au beau milieu du chaos mémoriel d’un récit qui plaira certes aux historiens friands d’égo-histoire, mais risque d’embarrasser les «gardiens du temple». Car il faut bien le dire, la posture de la commémoration permanente adoptée jusque là par une partie des anciens est ici malmenée sans crier gare. L’ami Chérif me pardonnera, je risque de le brouiller avec quelques compagnons. L’espoir suscité par une récente initiative semble s’épuiser en de vaines célébrations dont rien ne perce sauf le soin mis à lustrer le panthéon des fondateurs. Ce n’est pas faire injure à ces derniers –bien au contraire- que de leur souhaiter une vie ultérieure moins froide que celle de la muséification ou du ressassement de kermesse.

Car il y a témoignage et témoignage. Il y a celui, voué à l’illustration d’une figure ou d’un évènement qui vaut tout au plus comme liturgie communautaire. Et il y a le témoignage profane qui prétend raconter une histoire et restituer des faits. On est ici face à une restitution – le mot est revendiqué par l’auteur en conclusion de son « Parcours à Perspectives » – à la première personne d’une aventure collective. L’entreprise est risquée, et gageons que la moindre inflexion sera passée au crible des vigiles par anticipation d’une mémoire en cours de construction. Et ce sera tant mieux. Car il faut souligner l’importance du matériau mémoire pour retracer la trame, l’identité narrative de l’extrême gauche tunisienne. Les traces de cette histoire ne sont pas toujours consignées par écrit… Il y a certes les rapports de police, qui constituent des archives dont le maniement demande du doigté et de la prudence ; il y a certes les publications et les « textes internes » qui ont échappé aux destructions régulières ou à la critique rongeuse des cachettes de fortune… Mais ce corpus épars ne rend que très partiellement compte d’un parcours qui s’est déroulé sur une scène sociale souterraine, la clandestinité, ou entre quatre murs. D’où l’importance du « travail de la mémoire» pour recoller les morceaux d’une histoire dans la tête de chacun mais qui n’appartient à personne en propre. Dans les rapports houleux entre la mémoire et l’histoire on est ici dans un cas de figure insolite : où la mémoire tient l’histoire, où le souvenir précède l’archive, mieux le souvenir est l’archive première.

L’histoire de l’extrême gauche est difficile à écrire précisément parce qu’elle sera l’enjeu d’une bataille sur le souvenir. En l’espèce, Chérif n’est pas le premier à ouvrir les hostilités. La production écrite sur Perspectives-T.T. commence à s’épaissir, entre les travaux universitaires, encore rares et les textes autobiographiques qui commencent à fleurir. L’impression qui prévaut est celle d’une histoire en forme de feu d’artifice: par l’éclat des célébrations évoquées plus haut, par l’éclatement dans tous les sens des différentes parts de vérité sur « l’affaire Perspectives », par l’enthousiasme furtif que suscite chaque contribution : il en fut ainsi du «Combat pour les lumières » de M. Charfi ou de la « Jeunesse » de G. Naccache, tous les deux surplombés par le ton narquois de F. B Haj Yahia , dont la fortune littéraire fut, il est vrai, plus durable.

C’est à cet improbable tas de souvenirs que vient s’ajouter le parcours de Chérif. Ce qui frappe en premier, s’agissant du texte central de l’ouvrage du moins, c’est que le prof-de-sciences-po s’abstient délibérément de s’immiscer dans l’histoire. Ce qui nous vaut une relation nue, sans fioritures ni habillage savant, d’un parcours où l’engagement, les fuites en avant, les empoignades, les abdications… s’enchaînent et semblent couler de source. Pourtant entre le cheval fou des jeunes années, et ses tribulations à travers l’Europe et le Moyen Orient à la poursuite de l’impossible étoile, le dirigeant impromptu à Paris, l’éphémère clandestin à Tunis, le prisonnier qui écrit plus vite que son ombre (dont les mémorables bilans du « mouvement marxiste-léniniste » ont esquinté les pupilles de plus d’un camarade entre écriture sur «papier job » et décryptage), le jeune prof de philo réapprenant l’abc de la vie en société… se chevauchent plusieurs vies pour un seul homme. Le mérite premier de ce récit écrit-parlé est de rendre sa cohérence à ce formidable brouillon.

Dans les coulisses du gauchisme

Le récit de Chérif ne révèle pas, il recadre le regard, comme on ajuste des lunettes. Il ne dévoile rien, il subvertit tranquillement le dispositif sommaire d’une mémoire édifiante. Point de héros, ni d’antihéros d’ailleurs, dans cette aventure. Les noms illustres que l’on s’attend à rencontrer s’éclipsent en contre-champ, et cèdent l’avant-scène aux « camarades intimes », pour ainsi dire, dont le courage, l’humour, l’humilité sont racontés par le menu. On voit les noms défiler, plutôt les inconnus que ceux qui défraient la chronique de la Tunisie postrévolutionnaire. Parfois, allez savoir par quelle incompréhensible pudeur, tel personnage est crypté.

Au-delà des acteurs, le statut des évènements vécus est lui aussi réajusté, rehaussé ou banalisé. Les disputes homériques des dirigeants du COP ou la guerre qui finalement n’aura pas lieu entre les « anciens » et les «nouveaux» à Borj Erroumi sont minorées alors que les luttes des petites gens de Lyon, par exemple, sont magnifiées. Ce parti pris n’est sans doute pas prémédité, une question de regard… braqué là où ça agit, là où ça dégaine, comme un plan américain. J’avoue pour ma part une grande frustration : mon vieux goût pour les hommes illustres sans doute. Je me rabats donc sur ces incursions inoubliables dans les coulisses du gauchisme ou s’opère la fabrique du dogmatisme : comme l’épisode où l’auteur lui-même, fraichement propulsé à la tête de l’organisation et chargé illico d’élaborer « la ligne générale de la révolution démocratique et nationale », se met à copier-coller la catéchèse de Mao Tsé Toung. Sans autre forme de procès.

Cette immersion guidée dans la mouvance gauchiste des seventies ne contourne que les grands personnages, elle s’attarde volontiers sur les précieuses ridicules, les moulins à vent et les rêves insondables d’une jeunesse entrée en politique comme on entre en religion, éperdue et raide comme la justice…

En même temps le récit est une illustration du paradoxe du militant : fidèle au dogme du groupe mais bien obligé de plier aux exigences de la vie comme elle va. La narration elle-même est calibrée pour en rendre compte. La relation du parcours militant est sillonnée de digressions sur l’amour, l’amitié, la famille itinérante… Les lecteurs retiendront comme moi, entre autres histoires dans l’histoire, la grande complicité, née aux portes de la prison, entre une jeune enseignante lyonnaise et un solide bédouin pieux et analphabète. Claudette et ‘am H’sine.

Il y a fort à parier que cet effort fera des émules et permettra de reconstituer ce que Michel Foucault appelle « l’archive générale » d’une époque. Il appartiendra aux historiens de traiter et d’articuler l’ensemble pour que le matériau mémoire compose le socle d’une histoire à l’ordre du jour de notre gauche qui, à l’heure qu’il est, semble littéralement renaître de ses cendres. C’est dire que l’ouvrage peut se lire comme un acte politique.

En effet, la politique n’est pas seulement le sujet du livre, il y a aussi le discours sous-jacent qui revêt un relief particulier dans le contexte actuel.

L’histoire autrement

Le récit chérifien propose une nouvelle exemplarité : un usage nouveau du passé qui le sort des décombres sans gommer les crispations idéologiques ni les expériences foireuses ou erratiques. Le gauchisme, le sacrifice, la torture, l’incarcération sont soustraits à l’histoire « olympique » et ramenés à l’échelle humaine. La banalisation, de l’action comme des acteurs, opère paradoxalement comme une valorisation. Ce n’est pas seulement une question de ton, encore qu’un discours vaut également par sa tonalité. Le fait est que cette nouvelle manière de dire notre histoire advient dans un chassé-croisé idéologique et intellectuel.

Jusqu’à récemment, l’islam politique tunisien s’était gardé de trop faire état du capital sacrifice, se contentant de récompenser ses ouailles pour services rendus. Mais à mesure que l’échec de l’islamisme de gouvernement devenait patent, les rodomontades sont revenues à la surface. On se souviendra longtemps de ce parlementaire réputé modéré se prévalant à maintes reprises de ses dix-sept ans de bagne pour se disculper d’une harangue de lynchage, ou de ce premier ministre évoquant les séquelles des sévices endurés en préambule d’un discours de guerre civile (en réponse au sit-in du Bardo) qu’il devait d’ailleurs piteusement ravaler par la suite. À rebours de cette arrogance affolée, la gauche avait largué le discours doloriste. Naguère, l’extrême gauche, en mal de légitimité, alignait ses suppliciés comme autant de trophées. Dépassé sur ce terrain par le long martyr des islamistes, elle a de guerre lasse remisé au rancart la panoplie héroïsante. L’islam politique parcourt le même chemin en sens inverse, le martyrologe survient à l’heure de l’embarras idéologique. Comme une ultime parade aux apories intellectuelles.

Au-delà de l’invocation quasi programmatique de la répression subie, dont on connait l’importance et la précarité en termes de dividendes électoraux, c’est le statut du passé chez les uns et chez les autres qui s’esquisse dans la même configuration à fronts renversés. On ne peut qu’être frappé par le retard mis par les dirigeants islamiste à dévisager leurs pratiques antérieures : deux congrès, deux sursis depuis 2011.

Cette lecture est sans doute tendancielle. Les mauvaises langues diront tendancieuse. Soit. On a quand même l’impression que le contrepied de Ferjani à l’adresse de ses propres amis ricoche dans le contexte immédiat sur ses adversaires. Humain, trop humain, l’itinéraire du militant ? On est tenté de dire oui en refermant ce livre traversé de bout en bout par une jubilation toute dionysiaque.

À l’heure où les deux droites s’affirment comme les acteurs dominants de l’échiquier tunisien, se profilent de petits combats sur le « roman national». D’un côté un bourguibisme rassembleur en diable, si j’ose dire, dont les héritiers (flanqués des enfants perdus et retrouvés) ne cessent de raboter les aspérités et de le présenter comme l’horizon indépassable de notre modernité. Sur l’autre bord, un islam politique en cours de nationalisation accélérée, moyennant quelques arrangements avec l’histoire et quelques distractions par rapport au présent. Qu’importe, le consensus vaut bien une fatwa de tunisification.

Le livre de Ferjani est une invitation à un autre voyage. C’est l’histoire d’une conversion à l’idée démocratique solidement amarrée à l’engagement premier. Au fond, le projet en filigrane de ce témoignage c’est l’émergence d’une autre subjectivité, d’un autre paradigme : ni les rêves doux, ni l’utopie forcenée mais l’attachement à deux exigences complémentaires et indissolubles : la liberté pour chacun et l’égalité pour tous.

Hichem Abdessamad 

*PRISON ET LIBERTE, de Mohamed-Chérif FERJANI, Mots Passants, Tunis, 2014

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