A voir les jeunes filles aux allures émancipées arpenter l’espace universitaire et les rues de la Cité, l’observateur, superficiel et sous-renseigné sur le caché, suppute une société libérée. Et voici édifié, bien vite, le thème de la fanfaronne exception tunisienne. Ah, s’il pouvait accéder à la permanence du contrôle coutumier ! Pour découvrir le complexe et son ambiguïté, il faudrait interviewer cette jeunesse tiraillée entre la tradition et la modernité. Parfois, l’insupportable mal de tête provient du mal-être.
Laissons de côté les quartiers huppés. Les hays populaires donnent à voir des promontoires enfoncés aux flancs de la ville voici, à peine, quelques décennies. Ces conservatoires de l’ancienne société perpétuent, davantage, les dispositions subjectives afférentes à la surveillance et à la punition de la féminité. Ici, le grand-frère, sévère et autoritaire, assure la surveillance des mœurs. L’enquête commence avec le mot qui, soudain, étonne : « yadhrabni ».
Stupéfait, je réponds : « a3jab ! Toi ! ».
En effet, T. H., née le 20 février 1990 et inscrite à un master de sociologie, ne semble guère susceptible d’être frappée par son frère. Hélas, elle n’a choisi ni l’appartenance rurale de son ascendance parentale, ni son lieu de naissance et de résidence au hay Ezzahrouni, quartier populaire par excellence. Voici donc sa confidence après la mise en confiance : « Pour sortir de la maison, il faut lutter. Pour acheter un produit de beauté, il faut le cacher, pour endosser un habit pas trop lugubre, il faut lutter. Il est là, tout le temps à m’épier. Même dehors, les yeux regardent. Que veux-tu faire si tu es dans un quartier populaire ? ». Il, c’est le grand frère, trentenaire mais le second, pourtant moins âgé qu’elle, ajoute son grain de sel à l’inquisition rituelle et habituelle. Ce contrôle, jadis normalisé, bute aujourd’hui, sur une lutte acharnée au nom de l’émancipation revendiquée à la barbe de la masculinité.
Ce hiatus indique la coexistence, peu pacifique, d’une temporalité à deux rythmes, l’une portée par le frère contrôleur et l’autre appropriée par la sœur, tant le temps social diffère du temps chronologique. Nous touchons, là, du doigt, la multiplicité des temps sociaux. Les uns reculent, d’autres font du surplace et certains avancent.
La sœur scrute l’avenir, le frère fixe le passé.
Elle, suit la voie frayée par Bourguiba, lui, marche à reculons derrière Ghannouchi.
Au cœur profond de l’individu, palpite la bipolarisation observée au niveau de la société. Arrachée de haute lutte, la marche vers l’avant n’est pas donnée, elle exige un effort de chaque instant contre le passéisme présent. Enoncé à maintes reprises, le mot « lutte » lève le voile sur l’univers, concentrationnaire, à deux barrières, l’une dressée au seuil de l’habitation familiale, et l’autre érigée par le quartier populaire tout entier où il n’est pas question, pour l’étudiante, sans cesse observée, d’être aperçue accompagnée.
A sa copine qui l’attend pour aller déguster un café, H. T. répond : « Haw chadid wijhi fidar ».
Le combat symbolisé par le voile arraché, dès l’indépendance, n’est guère achevé. Les mêmes obstacles demeurent à enjamber par l’employée de maison et l’engagée sur l’itinéraire universitaire.
L’ambiguïté, plus visible à Jendouba, mais accentuée à la Marsa, sévit partout sous diverses modalités. La transition de l’ancienne société à la modernité sous-tend la transition du système totalitaire à l’optique démocratique. Dans ces conditions, les joutes politiques et les déchirures personnelles se regardent avec, d’une part le jean, de préférence échancré au niveau du genou et, de l’autre, le khimar opposé au regard. Pourtant, les yeux découverts en dépit de la burka, jettent parfois un éclair de connivence qui ne trompe pas. Un certain sourire trahit parfois le pire toujours incapable d’occulter le désir. Il folâtre partout parmi la foule des grandes surfaces ou sur l’avenue Bourguiba. Tout aussi futé que Freud, le sens commun nargue l’hypocrisie des enturbannés avec le fameux « taht ijibaïb fama lighrayeb ». Une dramaturgie occupe la scène de la vie quotidienne où rien ne va de soi. La situation décrite par H. T. n’a pas trait à un cas particulier. Elle cligne vers un marqueur de la transition bloquée, celle du ni ville intégrée, ni campagne tout à fait quittée. Avec un père malade et une mère très malade, l’histoire de vie atteste les souffrances endurées durant les travaux des champs et les chantiers du bâtiment, ces brise-corps avant les délais vécus par les populations favorisées. L’injustice et l’inégalité contrecarrent l’espoir de franchir le seuil de la Cité monopolisée par les calfeutrés sur les hauteurs des quartiers huppés.
Ces deux mondes sociaux phantasment l’un sur l’autre sans vraiment communiquer.
Ce clivage pointe vers le manque de partage et de solidarité. L’exclusion et la pauvreté n’ont rien d’une fatalité. Leur limitation dépend des programmes d’action économique, politique et culturelle orientés vers l’intégration des marginalisés.
Mais l’accoutumance au spectacle de la vie sans qualité conforte l’égoïsme outrancier des privilégiés parmi lesquels figurent les politiciens peu enclins à songer aux « autres ».
Une ultime précision demeure à formuler. Dieu seul sait ce qu’est, en son for intérieur, le cheikh Rached Ghannouchi.
Toutefois, il symbolise le combat engagé contre le modernisme des réformistes groupés autour de Bourguiba.
66