UN ÉVÈNEMENT DANS LA PRESSE ANGLO-SAXONNE
Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
C'st Pelé, star sans équivalent au firmament du football mondial, qui le premier a parlé de « o Jogo Bonito » pour qualifier le sport qu’il pratiquait avec tant de maestria : « le beau jeu » ou le sport magnifique, expression traduite et reprise avec ferveur par les amateurs de foot britannique au point de devenir un synonyme universellement compris. Mais à moins de deux semaines du début de la Coupe du Monde au pays de Pelé, « the Beautiful Game » montre comme jamais avant qu’il possède aussi une face hideuse.
Nos lecteurs les plus assidus se souviendront que, à l’approche des Jeux Olympiques de Londres, il y a deux ans, les Britanniques étaient nombreux à s’indigner des droits quasi-régaliens accordés par leurs élus aux sponsors officiels. Or, l’empire des marques opère également par le biais de la FIFA, et agit de la même manière au Brésil. Selon International Business Times :
La Loi générale de la Coupe, adoptée par le parlement brésilien suite au lobbying de la FIFA, autorise aux seuls sponsors de la Coupe du Monde à vendre boissons, en-cas et autres rafraîchissements dans les stades et dans leurs environs immédiats, ce qui exclue les vendeurs de rue de quartiers entiers des 12 villes brésiliennes où se joueront les matchs. En conséquence, les supporters n’auront le choix que parmi les produits proposés par Burger King, Budweiser et Coca-Cola.
Mais ce n’est finalement qu’une irritation mineure à côté de l’accumulation de graves dysfonctionnements dont la Coupe du Monde 2014 a été le révélateur. Comme le résume le quotidien populaire britannique The Daily Mirror :
La Coupe du Monde est devenu le point de ralliement pour les salariés du secteur public et les militants politiques, furieux de voir 11 milliards de dollars dépensés par les politiciens et leurs laquais corrompus pour contenter la FIFA alors que les crédits pour la santé, l’éducation et les transports sont réduits à la part congru. A Recife, quelques 20 000 personnes sont descendus dans la rue pour appeler à la grève générale, sous des banderoles sur lesquelles on pouvait lire le slogan « Na Copa vai ter luta » (la Coupe du Monde aura droit à des manifs). Ce sont des gens qui ont subi de plein fouet l’austérité et l’effondrement des services publics, furieux de constater que seulement 10% des projets de transports publics (qui avaient été présentés comme le principal acquis que la Coupe du Monde laisserait au Brésil en héritage) ont été réalisés, et qu’un milliard de dollars auront été dépensé sur des « éléphants blancs » comme le stade de Brasilia – qui restera inutilisé après la Coupe du Monde puisque la capitale n’a pas d’équipe de haut-vol.
Et selon le journal en ligne américain The Daily Beast :
Le coût d’événements sportifs tels que la Coupe du Monde ou les Jeux Olympiques est devenu obscène, et il y a très peu de retombés positifs pour les citoyens qui en portent l’essentiel du poids financier alors que seulement une petite minorité en profite. […] Le peuple veut du pain, pas de cirques. […] Il y a comme une marée montante de mécontentement qui risque de transformer les rues des grandes villes du Brésil en zones de guerre. L’histoire pourrait bien se souvenir de la Coupe du Monde au Brésil comme étant le point de basculement où les coûts sont devenus tels que le jeu ne valait plus la chandelle. […] 170 000 membres des forces de sécurité, voire plus, ont été affectés à la Coupe du Monde – non pas pour protéger les milliers de touristes qui viendront assister aux matchs, mais pour réprimer la dissidence. Parmi eux, un groupe de 40 agents du FBI, qui fait partie d’une unité « anti-terrorisme ». Il y a plusieurs drones israéliens, ceux utilisés pour surveiller des suspects en Cisjordanie, ainsi que 50 appareils robotisés démineurs, récemment utilisés par les forces américaines en Afghanistan. En janvier, des membres de la police anti-émeute française sont venus former leurs homologues brésiliens.
C’était déjà une honte pour la FIFA que de se retrouver ainsi conspuée au Brésil – patrie spirituelle du foot s’il en est. Mais ses ennuis ne s’arrêtent pas là. Ces derniers jours, l’hebdomadaire britannique The Sunday Times a publié une enquête qui met très à mal la réputation de la Fédération internationale.
Se basant sur une fuite reçue de sources anonymes au sein de la FIFA, le Sunday Times affirme que le magnat du bâtiment qatarien, Mohamed bin Hammam, un ancien membre du comité exécutif de la FIFA, a transmis quelques 5 millions de dollars en espèces, cadeaux et frais juridiques à de hauts responsables du football international afin de les amener à soutenir l’offre du Qatar d’accueillir la Coupe du Monde en 2022. Des centaines de millions de documents et d’e-mails fourniraient les détails des transferts d’argent depuis des comptes contrôlés par Bin Hammam, sa famille et ses entreprises basées à Doha. Parmi beaucoup d’autres, Bin Hammam aurait versé au total 1,6 millions de dollars à Jack Warner (l’ancien vice-président de la FIFA, aujourd’hui déchu), dont $ 450 000 avant le vote sur l’offre du Qatar. Selon le Sunday Times, Bin Hammam aurait fait le tour du monde à bord du jet privé de l’émir du Qatar, prodiguant hospitalité luxueuse et dons en espèces à Warner, à Reynald Temarii (autre vice-président de la FIFA) comme à divers représentants du football africain, le tout pour soutenir la candidature de Qatar 2022. Candidature qui, comme chacun le sait, a été couronnée de succès.
Dans les colonnes de The Guardian, le député travailliste Jim Murphy, porte-parole de l’opposition parlementaire britannique pour les affaires de coopération et de développement international, exprime l’indignation ressentie par des millions d’amateurs du ballon rond :
Les rumeurs de corruption se muent en preuve sérieuse. Si les révélations publiées ce week-end par le Sunday Times se confirment, on doit mettre fin à la Coupe du monde au Qatar immédiatement. [… ]
Les règles de la FIFA sont claires – le droit d’héberger la Coupe du Monde ne doit pas être acheté. Tout comme le trophée lui-même, il doit être gagné lors d’un concours équitable. Tout paiement ou cadeau pouvant donner même l’impression d’exercer une influence est formellement interdit.
Ensuite, il y a une véritable question de vie ou de mort. En avril, je me suis rendu à Doha dans le cadre d’une enquête sur les conditions des travailleurs migrants sur les chantiers de construction du Qatar. Ce que j’y ai vu était une honte. Les travailleurs que j’ai rencontrés m’ont parlé de maltraitance, d’exploitation et de tromperie.
Un père de famille kenyan que j’ai rencontré n’avait pas pu voir son enfant depuis cinq ans parce que son employeur lui avait pris son passeport avant de quitter le pays, le laissant dans l’impossibilité et de travailler et de rentrer chez lui. D’autres ont parlé de non-paiement des salaires et ont décrit leurs conditions d’hébergement inhumaines. Beaucoup de ceux que j’ai rencontré m’ont parlé d’un manque total de protection de la santé et de la sécurité sur les lieux de travail. Le nombre de décès par insuffisance cardiaque est hallucinant […].
Les Qataris ont par la suite annoncé une réforme très limitée, y compris des changements à la kafala, le système de parrainage pour les travailleurs migrants. Mais soyons clairs : il s’agit d’un très petit pas dans la bonne direction ; les abus des travailleurs au Qatar sont massifs et rien de ce qui a été annoncé à ce jour n’y mettra fin. Ces fiers ouvriers ne devraient pas avoir à mourir pour la construction d’une Coupe du Monde. [ … ]
Ce matin, ceux qui gouvernent le seul véritable sport mondial ne sont pas seulement accusés de corruption dans un appel d’offres parmi tant d’autres – mais d’avoir corrompu un idéal sportif noble et égalitaire. C’est le procès du football dans son ensemble qui commence aujourd’hui.
P.C.