Par Hatem Bourial
Le processus de passage à la Troisième République connaît une accélération et de nombreuses prises de position depuis la publication du projet de la Constitution qui sera soumis au référendum.
Plusieurs juristes ont réagi au projet publié au Journal officiel de la République tunisienne alors que plusieurs membres de la commission consultative l’ont désavoué.
La confusion est à son comble depuis que Sadok Belaïd a désavoué le projet de constitution paru au Journal officiel. Même son de cloche pour Amine Mahfoudh qui a également pris ses distances par rapport au projet publié. Les deux constitutionnalistes réputés proches de Kaïs Saïed affirment désormais que ce dernier chercherait à imposer son propre projet au détriment de celui de la commission consultative.
Un projet de constitution et des réactions tranchées
Cette prise de position a été accompagnée de nombreuses déclarations mettant en garde contre le caractère liberticide de ce projet de constitution pouvant ouvrir la voie à une dictature. Le texte publié au Journal officiel a été disséqué par de nombreux juristes qui y ont décelé des risques, des failles, des défaillances et des points obscurs. Au-delà, le projet publié est totalement différent de celui proposé par la commission consultative laissant penser que le président de la République avait élaboré un autre texte en amont du travail de la commission.
Sans surprise, les positions des partis politiques divergent aussi bien par rapport au projet de constitution qu’à propos du référendum. Pour citer un exemple, le parti Echaâb a vite fait d’annoncer qu’il votera pour le projet de la nouvelle constitution afin de faire triompher l’État du peuple. À l’opposé, le parti Al Qotb estime que le projet de la constitution est une grande supercherie et se dresse contre les libertés. Al Qotb appelle en conséquence au boycott du référendum du 25 juillet. Pour sa part, l’Ugtt laisse libre choix à ses adhérents tout en critiquant le projet de la nouvelle constitution qui, selon les syndicalistes, accorde de vastes pouvoirs au président de la République et ne mentionne pas le caractère civil de l’État.
Soulignons par ailleurs que les associations féministes ont pour leur part rejeté le projet. Seule voix remarquable à avoir soutenu le projet de constitution, celle de Naoufel Saïed, frère du chef de l’État, est venue rappeler une évidence selon laquelle le rôle de la commission est purement consultatif alors que le dernier mot revient au président. Il a ajouté en ce sens que «tout commentaire des membres de la commission est par conséquent, un acte de surenchère politique». Parmi les soutiens de la démarche de Kaïs Saïed, Rachida Ennaïfer, ancienne conseillère à la présidence, a considéré que «la nouvelle constitution présente une souplesse absente dans celle de 2014 et garantit une certaine stabilité pour la Tunisie».
Rectification ou contre-révolution ?
Ce sont les juristes qui se sont surtout exprimés à propos du projet de nouvelle constitution. La plupart ont envisagé les aspects techniques et ont analysé la portée générale du texte ainsi que quelques articles sujets à controverse.
Hatem M’rad se penche par exemple sur la question du constitutionnalisme tunisien et revisite son histoire tout en qualifiant de «contre-révolutionnaire», le texte qui vient d’être publié. Voici le point de vue de Hatem M’rad, président de l’Association tunisienne de science politique : «Le constitutionnalisme est une philosophie trop libérale, trop limitatrice du pouvoir politique et trop favorable aux droits et libertés individuels pour pouvoir jeter l’ancre dans un pays arabo-musulman, fut-il la Tunisie, qui a pourtant une tradition constitutionnelle depuis le XIXe siècle, et qui a même vu naître une révolution historique et singulière contre la dictature. Ahd al Aman de 1857 et la Constitution de 1861 étaient des Constitutions monarchiques imposées par les puissances coloniales et étrangères ; la Constitution de l’indépendance de 1959 était le fait d’un « prince » républicain qui a détourné le projet constitutionnel en sa faveur, vers l’autoritarisme ; favorable aux libertés et entachée de redondances conservatrices, la Constitution islamo-laïque de 2014 était mort-née, accouchant d’un régime chaotique et corrompu ; enfin, le projet de Constitution “saïedien” prolonge la conception du constitutionnalisme «inconstitutionnel», du renforcement du pouvoir, avec son langage rétrograde, ses appels à l’islam conservateur, entourés comme toujours en Tunisie d’une façade libérale.
Il ne faudrait pas s’en tenir ici au commentaire touchant les différentes dispositions des droits et libertés (reprises du modèle de 2014), ordinairement insérées dans une Constitution, mais aux « faits saillants », ayant des prolongements politiques, propres à faire dériver le projet vers un pouvoir sultanesque, c’est-à-dire vers le contraire de la destination naturelle d’une Constitution de liberté.
Ce projet de Constitution est moins un projet de «rectification du processus de la Révolution» comme le dit ce texte, slogan saïedien facile à proclamer, qu’un projet de contre-révolution réelle, peu favorable au progrès et aux Lumières. Il suffit de lire le Préambule, puis les Dispositions générales pour s’en convaincre. Le Préambule (contenant même des expressions insultantes, indignes d’une Constitution) commence par «Au nom de Dieu le miséricordieux» pour ensuite ressasser (tardivement) l’expression «Nous le peuple tunisien », source dérivée, comme si Dieu pouvait faire des Constitutions (les mollahs l’ont fait, il est vrai en Iran), et comme si le peuple n’était pas assez abusé par les hommes qui veulent interminablement parler en son nom. On le sait, les réminiscences arabo-musulmanes sont souvent affectées par l’idée de République théocratique, à titre conscient ou inconscient. On n’en guérira pas de sitôt. C’est comme si on jouait un peu Maistre et Bonald contre Benjamin Constant. « Le peuple» de Kaïs Saïed est attaché à la nation arabo-musulmane et surtout aux « dimensions humaines de la religion islamique » (lesquelles ?), au continent africain, au droit du peuple palestinien (qui n’a rien à voir dans une Constitution proclamant les droits des Tunisiens). Les Dispositions générales ont accouché, elles, d’un « monstre constitutionnel ». Le désormais fameux article 5 considère « la Tunisie comme une partie de la nation islamique ». Il appartient donc « au seul Etat de réaliser les enseignements de l’islam… ». L’article 6 insiste que la Tunisie est une « partie du monde arabe », l’article 7, « une partie du Maghreb ». Mais de l’attachement de la Tunisie à l’espace méditerranéen, plus englobant que l’islam et l’arabité réunis, attachement pourtant plus réel et effectif, on n’en parle pas. La Méditerranée est la civilisation de l’ouverture, on l’exclut. Le passé et tout son imaginaire l’emportent sur le présent et sur la réalité. La Tunisie de Kaïs Saïed n’est pas celle de tous, n’est pas celle de tous les temps, comme les autres Constitutions».
Certaines implications de l’article 5
Dans une démarche proche de celle de Hatem M’rad, la juriste et universitaire Farah Hached se penche en particulier sur l’article 5 qui a fait couler beaucoup d’encre. Elle considère plusieurs points et analyse le contenu de cet article que voici: «La Tunisie fait partie de la Umma islamique. Seul l’Etat œuvre pour la réalisation des préceptes de l’islam dans la préservation de l’être, de l’honneur, des biens, de la religion et de la liberté.»
Dans une longue publication dont nous avons extrait les passages suivants, Farah Hached analyse certaines implications de cet article. Elle écrit : «La Tunisie fait partie de la Umma islamique». Qu’est-ce que juridiquement la Umma islamique en 2022? Je dis bien juridiquement et non pas d’un point de vue religieux (car on parle là de la Constitution qui est un texte juridique).
Il est intéressant de noter que cette phrase met en exergue l’aspect collectif, l’appartenance à une communauté, contrairement à l’article premier de la Constitution de 2014 (qui reprenait les dispositions de la précédente Constitution). L’article premier ne fait pas référence à une communauté ou un ensemble. Il constate que la religion de la Tunisie est l’islam, ce qui laisse la porte ouverte à une interprétation selon laquelle l’Etat (la Tunisie est un Etat) est musulman.
L’appartenance à la Umma islamique, telle que mentionnée dans le projet de Constitution, met-elle en place un lien plus étroit, ou au contraire est-ce qu’elle distend le lien entre l’Etat et l’islam?
Il faut se mettre dans la peau d’un juge constitutionnel très conservateur ou très libéral. Que verrait-il dans cette nouvelle formulation? Je pense que cette nouvelle formulation, même si elle s’efforce en réalité de distendre le lien juridique en marquant uniquement l’appartenance à une communauté, n’est pas claire du tout. Un juge très conservateur peut très bien y trouver prétexte à considérer que le droit doit être interprété à l’aune des sources religieuses, mais moins que dans l’article premier de la Constitution de 2014. A priori. Cependant, un article doit être lu et interprété dans son entièreté et en considération des autres articles de la Constitution. Continuons donc notre lecture analytique.
La deuxième phrase de l’article dispose que «Seul l’Etat œuvre pour la réalisation des préceptes de l’islam dans la préservation de l’être, de l’honneur, des biens, de la religion et de la liberté.»
On constate que la phrase commence par «seul l’Etat» et non pas «l’Etat» et pose cinq conditions sans ordre de priorité: la préservation de l’être, la préservation de l’honneur, la préservation des biens, la préservation de la religion, la préservation de la liberté.
Avec «seul l’Etat», on comprend que cette phrase a été rédigée de sorte à exclure tout intervenant autre que l’Etat en ce qui concerne «la réalisation des préceptes de l’islam». Il s’agit de poser un contrôle total de l’Etat. Ainsi aucune église, par exemple, ne pourrait voir le jour et se donner pour but «la réalisation des finalités de l’islam». Quid des associations? ou de communautés informelles? Et quel islam? Est-ce que l’Etat contrôle uniquement l’islam malekite par exemple? Qu’en est-il des autres écoles ou courants, même les plus minoritaires ou improbables? Auront-ils le droit d’exister? Sinon, ne serait-ce pas contradictoire avec les articles 26 et 28 du projet qui affirment la liberté de conscience et la liberté de culte?
Cette deuxième phrase de l’article 5 du projet pose également des conditions à l’Etat. Celui-ci, dans le cadre de sa réalisation des «préceptes de l’islam», se doit de préserver l’être, l’honneur, les biens, la religion et la liberté.»
«La Constitution de 2014 n’est pas celle d’Ennahdha»
Enfin, la juriste et constitutionnaliste Salsabil Klibi a commenté le projet de la nouvelle constitution considérant son contexte : «J’aimerais d’abord parler du contexte dans lequel a émergé ce projet, car on ne peut pas parler de constitution. Ce projet dans sa globalité est arrivé alors que le pays traverse une crise économique et financière sans précédent, donc l’énergie et l’attention des Tunisiens ont été dirigées sur quelque chose qui ne va rien changer à leur vie alors que leurs moyens de subsistance sont menacés. Comment a-t-on pu fixer des délais aussi courts ? C’est dire en fait aux Tunisiens que le texte n’est pas important et qu’ils doivent juste faire confiance au président et voter oui ou ne pas lui faire confiance et dire non. A mon sens, ceci est un plébiscite et non un référendum. Le délai logique aurait été d’au moins deux mois. Point encore plus grave, ce projet est arrivé après de longs discours et un vrai matraquage sur la constitution de 2014 qu’on a attribuée à Rached Ghannouchi, pour faire de sorte que n’importe quel texte qui arrive plus tard ait l’air d’être meilleur. C’est très grave, surtout que les Tunisiens ont tout fait pour arracher la constitution à Ennahdha et c’est pour cela que le mouvement a tenu bon à ne pas l’appliquer, ce n’est pas la constitution de 2014 qui est mauvaise mais c’est son application qui a posé problème. Dire que la constitution de 2014 est celle d’Ennahdha est faux et déconstruire cette idée est aujourd’hui difficile après le matraquage qu’il y a eu.»
Vers une nouvelle crise constitutionnelle ?
Une semaine après la publication du projet de constitution et alors que la Tunisie entre dans la campagne référendaire, les réactions continuent à fuser. Si la plupart des juristes qui s’expriment, le font en se démarquant de la démarche de Kaïs Saïed, les partisans de ce dernier adhèrent à ses propositions.
Quelles seront les répercussions de ces clivages sur la participation et les résultats du référendum? Le «oui» l’emportera-t-il ? Quelles conséquences si le «non» l’emportait ? Et aussi, quelle légitimité aurait ce texte en cas d’abstention d’un trop grand nombre d’électeurs ? À la croisée des chemins référendaires, la Tunisie est-elle en train de se diriger vers une nouvelle crise constitutionnelle ?
En tout état de cause, l’opinion publique a l’esprit à la crise économique générale qui amoindrit le pouvoir d’achat alors que s’il ne suscite pas l’enthousiasme, le référendum pour la nouvelle constitution n’en génère pas moins un vaste débat juridique. Et aussi des réactions alarmistes, comme celle de Yadh Ben Achour, qui prévient que «ce projet de constitution est présidentialiste et même plus que présidentialiste en ouvrant la voie à la dictature. Nous voyons que le président n’a pas de comptes à rendre et ne peut être destitué.» Exprimant un «ressenti très négatif», Ben Achour a dans la foulée estimé que «cette constitution est celle de la naïveté». Les réactions continuent dans un contexte où les électeurs sont littéralement déboussolés alors que des «chamailleries» ont vu le jour au sein de l’Instance supérieure indépendante pour les élections à quelques semaines du référendum. Décidément, l’été 2022 est loin d’être synonyme de farniente.