Oublier le mot « corète » laisse l’acheteur bouche bée devant le marchand. Hors du langage, rien n’advient. Ni sécheresse, ni pluie ne congédient ce lien construit entre la nature et la culture.
L’erreur des premiers épris d’ethnologie fut d’imaginer des peuples « primitifs », « sans histoire » et « sans culture ». Au fil de l’investigation poursuivie maintenant, apparaissent trois façons de percevoir la pluie impensable hors de ces visions : la connaissance, la croyance et l’application de la croyance à la connaissance. Examinons ces trois signifiants.
D’abord, celui de la connaissance empirique et immanente : l’évaporation marine et forestière génère les nuages. Leur condensation produit la pluie. Rien de plus banal jusqu’à l’ennui. Moins prosaïque et plus poétique, la croyance donne à voir la seconde représentation. L’absence de pluie punit. Il s’agira, donc, de prier pour inciter le dieu du ciel à pardonner. La troisième conception procède par l’agrégation de la croyance et de la connaissance.
Évaporation et condensation obéissent à l’injonction ordonnée par la divinité. Sans le Très-Haut n’arrivent ni l’utile, ni l’inutile, ni le bon, ni le mauvais, ni le laid, ni le beau. Quand l’incroyant croit damer le pion au croyant par l’évocation du naturel et l’exclusion du métaphysique, la combinaison de ces deux représentations oppose la troisième vision. Interviewé le 30 novembre à ce propos, Nabil Daboussi dit : « Selon les connaisseurs du Coran et de la Sunna nous vivons dans le passé où tout fut énoncé. Ainsi en est-il de la pluie. Nous n’avons reçu qu’une parcelle infime du savoir. Parfois, la météo annonce la pluie, les nuages couvrent le ciel, mais rien sans l’ordre divin. Dieu peut rendre la pluie catastrophique par des inondations dévastatrices. Le Coran cite le déluge. Tout dépend de la volonté divine ».
Ces manières de percevoir saturent le monde social et les balayer d’un revers de main revient à occulter une part de la réalité.
Lorsque j’assurais un enseignement de sociologie à l’Institut agronomique de Moghren, je citais aux étudiants l’exemple du Douleb, sondage de prospection pétrolière. Au bas de la montagne, un paysan et ses deux fils construisirent un bassin rudimentaire pour collecter le surplus d’eau rejeté par la station. Un travail de titan leur permet d’inverser le cours de l’eau captée tout au long d’une rigole creusée à même la roche. De loin apparaît la verdure du verger parmi la grisaille d’une végétation desséchée. Pour visiter cette performance, deux enseignants voulurent se joindre aux étudiants. Arrivé sur les lieux, je descends de voiture pour aller rejoindre le groupe de paysans auparavant interviewés.
L’un des deux professeurs me dit : « Comment, vous, vous allez vous asseoir avec ces gens ? » Un grain de mépris visait les paysans réunis. Ces dispositions élitistes ne laissaient à enquêter que des personnages triés sur le volet. Imbu de sa pratique académique, le professeur percevait le trivial face au génial.
Ce genre d’ambiguïté hante l’anthropologie, connaissance de l’homme par l’homme, et n’existe pas dans les sciences dites exactes.
Ces jugements de valeur, colportés par chacun en son for intérieur, butent sur les jugements de faits. Un second exemple circonstancié, illustre la même idée : Paul Sebag, moi-même et Abdelwaheb Bouhdila assurons l’enseignement de la sociologie. Chaque année, nous choisissons de porter l’accent sur deux auteurs fondamentaux. Cette année-là, furent pris Marcel Mauss et Karl Marx. Une fois cela proposé aux étudiants, Tahar Chagrouch prend la parole pour dire : « Nous sommes d’accord pour Marx, mais pas pour Mauss ».
Leader contestataire, il dit « nous » pour désigner son groupe d’étudiants protestataires. Or, ni l’un ni l’autre des deux auteurs ne sont de trop pour la formation. Ainsi, les jugements de valeur introduisent un vice de forme une fois confrontés aux spécificités. Dans l’ouvrage titré « Mendiants et orgueilleux », Albert Cossery écit : « Enfin, le peuple des opprimés allait pouvoir se défendre par son entremise. Or, cette présomption ne se fondait sur aucune réalité : aucun peuple opprimé ne l’avait chargé de prendre sa défense. El Kordi s’était érigé tout seul en justicier ».