«La Tunisie n’a pas d’avenir hors du dialogue national», ne cesse de répéter le président de l’ARP et d’Ennahdha à qui l’interroge sur les chances de la Tunisie de sortir de la crise politique actuelle et de l’impasse économique. Dans les démocraties bien ancrées, les gouvernants qui échouent dans leurs missions démissionnent, leur élection aux plus hauts postes de responsabilité au sein de l’Etat ne fait pas d’eux des irremplaçables ou des intouchables. En Tunisie, c’est tout le contraire. L’élection est une assurance-vie. La jeune expérience démocratique tunisienne est en effet totalement différente ; on y a vu émerger une nouvelle mentalité, une manière de gouverner très particulière plus encline au dialogue, au consensus, à la coopération, à la banalisation des faits quelle que soit leur gravité. «On efface tout et on recommence», ce qui a finalement débouché sur une gouvernance bâtarde, une démocratie dictatoriale. Autrement dit, dès lors qu’un élu est nommé à une haute fonction, tout lui devient permis et il se place au-dessus de toutes les lois et de l’éthique. Si bien que l’on voit émerger dans notre paysage politique une nouvelle race de législateurs qui ne respectent pas les lois, enfreignent les règles, défient les pouvoirs et les institutions sans que les garde-fous de l’Etat de droit, sécuritaires, judiciaires et politiques, soient activés pour les arrêter et/ou les sanctionner. L’impunité est également de rigueur pour des magistrats, des ministres, des hommes d’affaires, des proches et des alliés des partis politiques influents dans les sphères du pouvoir. Inutile de citer des exemples, ils sont si nombreux et si étalés, sans réserve ni retenue, sur les réseaux sociaux.
Tous les Tunisiens, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’étranger, sont témoins de ces abus et aucune campagne de dénonciation, quelles que soient son intensité et sa virulence, n’a pu aboutir à une condamnation, ni même à un reproche. Ceux qui gouvernent depuis 2011 ont réussi à mettre la main sur tous les pouvoirs et à les mettre au pas, avec la complicité implicite de la classe politique et de la société civile qui ont fait montre soit de faiblesse soit de complaisance.
Le règne des islamistes depuis 2011 s’est soldé par une décennie noire et catastrophique. Ils ont beau le nier, ils manquent d’arguments pour convaincre les Tunisiens et pour inverser les courbes des sondages politiques. Pourtant, il n’est nullement question pour eux de se retirer des rênes du pouvoir, comme s’il s’agissait d’une question existentielle : gouverner ou mourir. Le dialogue, le consensus, Ghannouchi s’y connaît. En 2013, après la chute de la Troïka, il avait menacé de mettre en feu le pays si Ennahdha échouait aux élections de 2014 ; entre-temps, il y eut le consensus de Paris et l’idylle BCE-Ghannouchi jusqu’à ce que Youssef Chahed entre en conflit avec le président qui l’a choisi au poste de Chef du gouvernement. Ennahdha avait alors choisi son camp et abandonné BCE.
Ghannouchi, en difficulté sur tous les plans, économique, social, géopolitique, au sein de son parti, à l’ARP, veut remettre l’option du consensus avec Kaïs Saïed, pour se trouver une nouvelle bouée de sauvetage qui le ferait blanchir de toutes ses fautes et le ferait revenir plus fort et pour plus longtemps. Mais le locataire de Carthage refuse sans ménagement. Il n’a pas confiance. Il dit être au courant des moindres faits et gestes de ceux qu’il accuse de se réunir dans des chambres noires pour fomenter des complots, contre lui évidemment, et menace de les dévoiler, tôt ou tard. Les Tunisiens attendent toujours d’être informés au sujet de ceux qui ont nui à leur pays et commencent à perdre patience. Kaïs Saïed donne l’impression d’être dans une tour d’ivoire, loin des misères qui s’abattent sur le peuple tunisien et se contente de parler, de discourir, dans un langage codé, incompris, excédant. Lui aussi dégringole dans les sondages.
La Tunisie est désormais au seuil de la faillite et les deux hommes forts du pays ne semblent rien voir d’autre que leurs ego respectifs. Tous deux sont responsables de cette descente aux enfers et aucun d’eux ne semble capable de nous sortir du pétrin. Le consensus que recherche Ghannouchi, tout comme celui de 2013, ne servira qu’à le sauver de la reddition des comptes devant les Tunisiens, et la rigidité de Saïed, si elle a le mérite de mettre les bâtons dans les roues de la machine nahdhaouie, elle est aussi responsable de la panne générale dans laquelle se trouve le pays et que tous les Tunisiens vont payer de l’avenir de leurs enfants.
Rached Ghannouchi appelle de tous ses vœux Kaïs Saïed au dialogue. En même temps, il s’investit beaucoup dans l’orchestration des sales campagnes de diffamation contre le président de la République. La tactique du bâton et de la carotte. La dernière trouvaille après les écoutes téléphoniques fuitées, l’entrée en jeu d’un groupe de hauts gradés de l’Armée à la retraite qui ont envoyé une lettre au chef de l’Etat pour lui demander de remettre le pays sur la bonne voie avant qu’il ne soit trop tard. Quelle voie ? Celle du consensus, qui a fermé les yeux sur le terrorisme, sur la corruption, sur la dilapidation des deniers publics, sur la destruction de l’économie nationale, qui a mené la Tunisie à la faillite ? Et que savent-ils du pire qu’ils conseillent à Kaïs Saïed d’éviter, en plus de ce que vivent déjà les Tunisiens ? L’initiative de ces militaires à la retraite aurait pu passer pour une tentative citoyenne de réconciliation entre Saïed et Ghannouchi, n’eut été la trop grande proximité d’Ennahdha d’au moins l’un d’entre eux, un colonel major à la retraite, nommé en 2018 à la tête de la commission nationale de lutte contre le terrorisme, époque où il a appelé les autorités politiques à faciliter le retour en Tunisie des terroristes envoyés dans les zones de conflit.
Cette initiative sent l’imposture, le machiavélisme et la tactique malsaine qui risque d’embraser la scène politique. Dieu soit loué, les Tunisiens ont beaucoup appris au cours de cette dernière décennie, ils ont notamment appris à flairer l’arnaque. Parce qu’Ennahdha a usé toutes ses cartes, ses manœuvres n’ont plus de secret pour personne et leurs mensonges sont devenus rébarbatifs. Les nahdhaouis n’ont pas encore compris qu’ils ne sont plus crédibles auprès de la majorité des Tunisiens, qu’un retrait volontaire et tactique des rênes du pouvoir leur sera bénéfique, en échange de garanties selon leurs desiderata, bien évidemment. C’est là une voie de salut qui mérite un dialogue national. Sinon, Ennahdha devra éviter de se faire élire coûte que coûte en 2024, parce que ce sera le pire pour la Tunisie.