Dans «Thawrat sahib al-himar» (la révolution de l’homme à l’âne), une pièce théâtrale écrite par Ezzeddine Madani et présentée pour la première fois en 1969, le metteur en scène Ali Ben Ayed, pour aborder le fameux chœur «Vive la révolution», expédie à l’avant-scène non pas les héros révolutionnaires, au souffle patriote, mais un troupeau de gueules cassées, tous claudiquant dans draps ensanglantés et béquilles. Il semble se demander ce que ces «tristes révolutionnaires» avaient en tête. Est-ce qu’ils ont consenti à ce qu’ils aient ensuite découvert sur le champ de bataille ? Bien sûr que non, indiquent les retombées de cette «révolution religieuse» ratée. Les disciples, les adeptes et les partisans de Sahib al-himar, qui a commencé son parcours en se rebellant contre l’injustice des Fatimides pour se transformer rapidement en tyran assoiffé de sang (934 – 947), ont consenti à partir au front, mais pour quelque chose qu’ils ne connaissent pas ! À la fois attirantes par leurs slogans et atroces par leurs tranchées de la cruauté et leurs déceptions, les révolutions, à caractère entaché de religiosité, sont le masque des intérêts, des fantasmes, des affrontements les plus violents au sein de la société. L’image de Sahib al-himar, habillé en noir, qui achevait ses harangues devant ses compagnons par l’impitoyable liste des traîtres à éliminer, exhume l’horreur réelle sous les euphémismes qui pullulent à l’envi dans l’atmosphère de la défaite : tous se sentirent alors menacés, puisque chacun était suspect, et l’incorruptible fut éliminé. Dans cette collectivisation du crime, dans cette hypocrisie du supplice, dans ce permis de tuer qui dit à chacun «venez, approchez, vous serez tous des traîtres, vous avez non seulement le droit mais le devoir d’avoir votre part de ce sang sur les mains», une frénésie s’installe : on ne veut plus de défaite humiliante sans cause punissable. Tandis que s’efface la responsabilité du «chef « se répand une recherche éperdue d’un bouc émissaire. Et voilà que l’histoire est un éternel recommencement. Cette scène dramatique de notre histoire paraît aujourd’hui bien anodine. C’est qu’en dix ans, la cambrure révolutionnaire a pu s’évanouir dans une marée de mensonges et de haines vengeresses. La «révolution kidnappée» —et c’est bien trop lui demander— devient l’illusoire recours à toutes les misères de la vie. Comme au temps de la révolution de Sahib al-himar, les arguments qui auraient entraîné le consentement d’une partie de la population à s’engager dans le soulèvement du 14 janvier 2011 se sont avérés rustiques et fallacieux et se seraient accompagnés d’une profonde haine sociale et régionale, d’un esprit de «ghazawet» (conquêtes en islam) et d’une brutalisation qui auraient fait de ce soulèvement la matrice d’un totalitarisme religieux enveloppé dans une démocratie de façade. Depuis, il n’y a eu ni de grandes idées démocratiques, ni de grandes réformes révolutionnaires. Nous sommes dans un bric-à-brac aux effets pervers, qui sème à tout vent injonctions et exorcismes et qui se présente comme le sacré collège d’un culte religieux envahissant. Avec pour conséquence d’endormir un peuple qui n’est pas encore tout à fait réveillé. Trop de tête-à-queue ! Si certains continuent d’êtres animés d’un consentement encore très vif, surtout les prédateurs et les charlatans qui ont profité de cette situation catastrophique, pour la grande majorité de la population, il s’agit davantage de résignation, d’attentisme. On essaie de passer entre les gouttes. On patiente mais jusqu’à quand ? Cette comparaison entre la révolution de Sahib al-himar et celle du 14 janvier 2011 pourrait, si l’on s’y prend bien, devenir une très bonne leçon. Elle pourrait constituer le déclic, en soi dérisoire, qui nous fera enfin comprendre la gravité de la situation, nous dresser contre celle-ci, en refusant de nous y soumettre. Il faudra pour cela qu’à la résignation succède la résistance. Il faudrait positiver.
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