Il s’en est fallu d’un rien pour que la liste bien fournie des mauvaises nouvelles ne s’allonge encore un peu plus, en cette période de désarroi. Autant de fantasmes et fadaises qui noircissent l’humeur nationale ! Et sèment, dans une opinion affolée, la nervosité et l’hystérie polémique. Sur la descente aux enfers, tout a été dit. Par ces temps de dérive, alors que le chaos frappe à l’aveugle, il est inquiétant d’exhumer l’horreur réelle sous les euphémismes qui pullulent à l’envi dans notre scène politique. Il y a ce qui s’explique et ce qui ne s’explique pas. Mais les accusations de «trahison» et de «traîtrise» lancées, ces derniers jours, contre plusieurs politiciens et députés ainsi que des représentants de la société civile ont provoqué un séisme politique. L’onde de choc de ces accusations confirme les pires soupçons que les citoyens ont sur l’honnêteté de tous ceux qui incarnent une certaine vérité de notre quotidien politique depuis plus d’une décennie. Ce sont des faits graves qui hantent les esprits, qui suscitent les craintes et qui nourrissent encore la peur, surtout que la traîtrise est un phénomène omniprésent dans notre longue histoire et notre imaginaire. Les noms de plusieurs personnages sont à jamais associés dans notre mémoire collective à une traîtrise. À chaque génération ses traîtres. À chaque génération le carnage qui les fait naître. À chaque génération, donc, la traîtrise qui produit un effet de cisaille sur les consciences du temps. «Certains crimes ne sont dans la vie des peuples rien de plus qu’une simple conjoncture tragique dont le caractère irréparable masque à peine l’insignifiance, avertissait le grand écrivain français Georges Bernanos (1888-1948). Mais il est des crimes essentiels marqués du signe de la fatalité». La traîtrise est de ceux-là. Il me semble que la trahison et la traîtrise de notre passé s’associent à celles de notre présent. Cette idée est terrible, car elle éteint tout espoir d’éradiquer ce fléau. Les traîtres et les «vendus» continuent depuis des siècles de tisser leurs toiles sitôt que leurs fils se défont, en repoussant toujours plus loin les limites de l’abjection. Sont-ils plutôt du genre Abû Abd Allâh al-Hassen, le sultan hafside qui a rencontré Charles Quint à Augsbourg en 1548 pour solliciter son aide à reconquérir le pouvoir et qui meurt en 1549 empoisonné par des émissaires de son fils Ahmed ? Ou bien du genre Mustapha Ben Ismail qui a favorisé le développement des entreprises françaises en Tunisie pour faciliter l’établissement du protectorat en 1881 ? Ou encore Mustapha Khaznadar qui a entretenu une liaison dangereuse avec un lobbyiste pour le compte d’intérêts français, le consul Léon Roches, pour détourner le trésor de l’État à son propre profit, à partir de 1868 ? La question est ouverte. Quoi qu’il en soit, plusieurs de ceux qui nous dirigent depuis le 14 janvier 2011 sont forcément atteints d’une pathologie rare et atroce qui les pousse à «persécuter» l’honneur de la Tunisie et des Tunisiens. Avec le recul, la relecture de l’histoire de notre pays au prisme des relations mouvementées entre argent et pouvoir, peut rester emblématique, pourvu qu’on se montre lucide sur ses limites. Saheb-al-Himar qui achevait ses harangues devant ses soldats par l’impitoyable liste des traîtres à éliminer, énonça un jour des forfaits sans en désigner les coupables : tous se sentirent alors menacés, puisque chacun était suspect et considérait désormais l’autre comme un traître. Il faut reconnaître que de ces histoires de série ne peut couler qu’un mince filet d’eau tiède. On a donc beaucoup de mal à démêler le vrai du faux. L’histoire est tragique, répétait l’écrivain et politologue français Raymond Aron (1905- 1983), mais il faut toujours éviter de tomber dans le piège des «passions tristes» dont parlait Spinoza, telle la haine, avec comme habit l’illusion de la bonne conscience. L’histoire, on dirait qu’elle nous enseigne. Mais, aussi, qu’elle nous avertit. Quand la machine à détruire est lancée, rien ne l’arrête.
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