L’ancien bâtonnier Brahim Bouderbala a, dans un moment de colère incontrôlée, au lendemain du scrutin législatif historique par son record d’abstention, qualifié d’antipatriotes les huit millions d’électeurs absents le 17 décembre des bureaux de vote. Il est clair que sa déception était aussi grande que le vide laissé par les électeurs dans les bureaux de vote. En ce samedi de fin de Coupe du monde fabuleuse sous tous les angles, ils ont dû vaquer à leurs occupations toute la journée avant le match de la finale France – Argentine prévu à 16 heures, deux à quatre heures avant la fermeture des bureaux de vote.
L’allié inconditionnel de Kaïs Saïed, qui a présidé la commission chargée des affaires économiques et sociales dans le cadre du dialogue très restreint précédant la rédaction de la Constitution 2022 par Saïed lui-même, n’admet pas que des 2,8 millions de citoyens qui ont participé au référendum du 25 juillet 2022 sur la nouvelle Constitution, seuls quelque 900 mille environ ont participé à l’élection des futurs nouveaux députés. Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que deux millions de personnes désertent les bureaux de vote alors que l’enjeu de ces élections était le retour du parlement, l’une des principales institutions démocratiques de l’Etat, après un an et demi de fermeture ?
En première lecture, cela signifie un désaveu de toute la classe politique sans exception aucune, mais aussi que les Tunisiens ne veulent pas de parlement, ils n’en voient pas l’utilité, alors qu’ils sont en urgence absolue, depuis des mois, de médicaments, de lait pour leurs enfants, d’emplois pour des millions de chômeurs qui se sont résignés à monter dans les embarcations de la mort pour aller tenter leur chance ailleurs, de pouvoir d’achat… Ils savent que le gouvernement Bouden en place depuis plus d’une année n’a ni les moyens financiers pour répondre à ces urgences vitales, ni l’envergure pour tenir tête à l’Ugtt et mettre à exécution les réformes économiques douloureuses (compensation, privatisation des entreprises publiques) susceptibles d’entraîner une mobilisation de fonds étrangers au profit de la Tunisie.
Le silence des urnes porte incontestablement un coup fatal à la légitimité politique du processus du 25 juillet arrivé au terme de (sa) feuille de route et à celle du président de la République qui perd ainsi sa popularité légendaire qui l’a fait caracoler loin devant ses adversaires depuis son élection en octobre 2019. Le bras de fer est à présent entre Kaïs Saïed et le peuple. Et la question qui se pose est : que va-t-il se passer maintenant ? Le piédestal de Kaïs Saïed va-t-il être ébranlé au point de le pousser à convoquer des élections présidentielles anticipées en 2023, comme le lui suggèrent plusieurs de ses opposants, ce qui suppose une redynamisation de la vie politique et une participation politique plus large ? Sinon, conviendra-t-il au moins que quelque chose ne va plus et qu’il devrait mieux écouter le peuple qui l’a soutenu jusqu’à présent, écouter ses opposants avant ses conseillers et partisans et surtout communiquer avec les élites, les médias, les partis politiques ?
Sa politique de la sanction généralisée et de la fuite en avant a ruiné son capital popularité et banalisé les élections législatives indispensables pour asseoir son projet politique. Cela a conduit à un désaveu quasi-total de tout ce qu’il a entrepris jusqu’ici.
Quand Kaïs Saïed comprendra-t-il donc que s’il continue d’ignorer les appels au dialogue sous prétexte qu’il mène une guerre judiciaire contre les corrompus, les spéculateurs et les comploteurs contre la sûreté intérieure et sa propre sécurité en tant que chef d’Etat, c’est la paix sociale qui est menacée ? Beaucoup de Tunisiens ne souhaitent peut-être pas encore son départ parce qu’ils ne voient pas d’alternative pour le moment. Cela ne suffira pas à rétablir la confiance. Les personnalités politiques qui se présentent actuellement comme une troisième voie sont des revenants d’un passé lointain ou plus récent, chassés du pouvoir, soit par la révolution du 14 janvier, soit par le putsch du 25 juillet. Et les nouveaux sont des novices en politique. Kaïs Saïed peut donc bénéficier d’un sursis, à condition de prendre son courage à deux mains et d’affronter l’opinion publique et politique. Pourquoi ne le ferait-il pas ? C’est un président élu qui, contrairement à ce qu’il peut croire, a des comptes à rendre à ses électeurs, voire au peuple entier. Il devrait passer devant le juge populaire au plus tard à l’automne 2024 s’il ne décide pas, plus tôt, à soulever la chape de plomb qui commence à peser sur le pays avec le décret 54. Il est certes important, voire essentiel, de lutter contre la rumeur et la diffamation, mais cela ne doit pas donner d’alibi pour traîner des journalistes devant la justice, même quand ils écrivent ou disent des choses qui ne plaisent pas.
Dans une démocratie, il y aura toujours la répartie, l’avis contraire et la contre-argumentation et au final, ce sera au lecteur, à l’auditeur, au téléspectateur de faire le tri selon leurs convictions et leurs choix. Ce qui laisse penser que la colère de l’ancien bâtonnier Bouderbala était excessive et malvenue, —il ne devrait en vouloir qu’à lui-même et à ceux qui ont initié ces joutes sans prendre en compte les souffrances du peuple— parce qu’on ne demande pas au peuple d’aller voter un parlement dénué de toute prérogative et qui n’aura pas la capacité de changer le cours des choses ni d’élire des personnes que seuls leurs proches et voisins connaissent parce qu’ils n’auront pas eu les moyens financiers et logistiques nécessaires —les financements publics étant prohibés par la nouvelle loi électorale— pour faire une campagne électorale digne de ce nom. Les Tunisiens n’ont pas été informés, comme il se doit et à temps, du contenu du texte de la nouvelle Constitution ni de celui de la nouvelle loi électorale. Ils ont été mis devant le fait accompli, tout comme les élites de tout bord qui, semble-t-il, ne servent plus à rien. On a désormais des élites au chômage technique, inutiles pour leur pays, c’est peut-être pour cela aussi qu’ils ont pris le large pour fuir une amère conjoncture.
Ce ne sont pas les opposants et les détracteurs de Kaïs Saïed qui ont convaincu les Tunisiens de bouder les élections, c’est plutôt leur quotidien, de plus ne plus difficile, c’est l’absence d’horizons pour leurs enfants, c’est leur président qui n’a rien fait pour eux, qui n’a pris aucune initiative pour apaiser leurs inquiétudes et freiner la dégradation de leur vie, qui n’en fait qu’à sa tête et qui n’a pas tenu ses promesses, c’est le gouvernement qu’il faut maintenant remanier ou changer totalement.
C’est un staff économique de guerre, expérimenté, avec un carnet d’adresses performant, qui ne reçoit d’ordres de personne sauf de leur propre conscience professionnelle et de leur engagement intime à faire sortir la Tunisie de la boue dans laquelle elle est empêtrée depuis 2011.
Ce genre de compétences tunisiennes existe, il faudra juste les solliciter et si besoin aller les chercher là où elles se trouvent et les laisser travailler. Les Tunisiens se chargeront de les « évaluer » après un certain temps. Le peuple veut que les choses bougent, avancent, changent, s’améliorent. Cela ne sera possible et concluant que si un vrai dialogue national —politique, économique et social— est lancé afin de trouver des consensus autour des solutions douloureuses mais nécessaires. L’idéal serait que l’initiative soit annoncée avant le deuxième tour des Législatives qui devrait se dérouler dans une centaine de circonscriptions au plus tard le 3 mars 2023. Les résultats de ce tour ne changeront rien au sentiment de dépit qui habite les Tunisiens et à la déception quasi générale lisible sur tous les visages. Attention, la surprise risque d’être encore plus douloureuse.